04.11.2024
« L’histoire du monde se fait en Asie » – 4 questions à Pierre Grosser
Édito
3 novembre 2017
Pourquoi qualifier l’Extrême-Orient de « talon d’Achille du traité de Versailles » ?
La mise en place d’un ordre d’après-guerre n’est pas qu’une affaire européenne. Le Japon est le pays le plus investi dans la guerre civile russe en Extrême-Orient, front sur lequel elle dure le plus longtemps. Ce furent même les pressions américaines qui permirent l’évacuation des troupes japonaises de Sibérie. En 1922 est signé le traité de Washington, premier ensemble d’accords multilatéraux inspirés par les États-Unis, qui se manifeste notamment par un système de limitation des armements navals.
Les questions asiatiques ont également pesé pour la délégation américaine, lors de la conférence de Versailles. Certes, les espoirs suscités par le « wilsonisme », doctrine anti-impériale, en Corée et au Vietnam, furent rapidement balayés. Mais la frustration fut surtout ressentie par la Chine, qui n’obtint pas la restitution du Shandong par les Japonais, qui l’avaient saisi en 1914 alors qu’il était aux mains des Allemands. Le Japon, lui, obtint beaucoup, mais pas la clause d’égalité raciale. Or la question du Shandong est utilisée par les Républicains pour attaquer le Traité de Versailles, qui n’est pas ratifié, et plus largement pour s’en prendre à Wilson et aux Démocrates, ce qui leur permet de reprendre la présidence en 1920.
Pour vous, la Seconde Guerre mondiale commence en réalité en Asie et, plus précisément, en Mandchourie. Pouvez-vous développer ?
Que la Mandchourie ouvre en 1931 la liste des agressions des puissances expansionnistes est un fait connu. Mais, souvent, la guerre japonaise en Chine est traitée comme un épisode à part. Premièrement, j’ai voulu montrer que tout ne commence pas en 1931 en Mandchourie. Cette région est un enjeu de rivalités entre Japonais, Russes et Chinois depuis la fin du XIXe siècle, et s’inscrit dans un espace de compétition nippo-russe, avec la Mongolie et la Corée. S’y déroule d’abord une guerre sino-soviétique en 1929 (la deuxième du XXe siècle, après 1901 et avant 1969). La victoire soviétique inquiète les Japonais, qui y voient aussi la faiblesse chinoise et l’inaction de la Société des Nations. D’où l’incident orchestré en 1931, qui permet aux Japonais de tenir la Mandchourie, en vue d’une guerre avec l’Union soviétique.
En effet, l’expression consacrée de « guerre du Pacifique » est trompeuse. Certes, une guerre nippo-américaine est annoncée depuis le début du siècle, mais la question soviétique est essentielle pour le Japon. Et, pour Staline, la menace japonaise existe avant la menace allemande. On ne comprend rien aux relations internationales dans les années 1930 si on ne saisit pas l’inquiétude provoquée par le Japon et, plus encore, par le pacte anti-Komintern de 1936 (entre l’Allemagne et le Japon), à la fois pour l’Union soviétique et pour l’Empire britannique. Les affaires européennes et asiatiques sont liées, l’Allemagne étant suspectée de pousser le Japon afin d’occuper ses rivaux loin de l’Europe. Le pacte germano-soviétique est lié à cette configuration, l’été 1939 étant aussi le moment d’une victoire militaire soviétique sur le Japon et d’une grave crise anglo-japonaise en Chine. Le deuxième volume de la toute récente biographie de Staline par Kotkin ne manque pas de rappeler cette dimension japonaise[1]. Et n’oublions pas que, si le Japon a capitulé en 1945, ce n’est pas uniquement à cause des bombes atomiques américaines, mais également de l’entrée en guerre de l’URSS.
Enfin, la dimension chinoise ne se limite pas à un face à face avec le Japon. À la suite d’autres historiens, je me suis efforcé de réhabiliter le rôle de la Chine, qui, avant l’Angleterre de Churchill et dans des conditions bien pires, a refusé de capituler. Imaginons le Japon victorieux en Chine et s’appuyant sur ses ressources en 1938 : le jeu diplomatique aurait été bien différent. Je ne vais pas aussi loin que Xi Jinping dans son discours du 3 septembre 2015, affirmant la prépondérance du rôle de la Chine, pays qui a combattu le plus longtemps et a eu à subir le plus de morts, dans la victoire contre le fascisme global. Mais Soviétiques, Américains et Britanniques ont aidé Tchang Kaï-chek dans son combat, car, en sortant son pays de la guerre, ce dernier aurait entraîné une attaque japonaise de l’URSS (ce qu’il aurait pu faire en 1941), ouvrant ainsi un boulevard à Hitler.
Pourquoi écrivez-vous que la guerre de Corée (1950-1953) a déterminé l’architecture institutionnelle de l’Europe ?
La guerre de Corée est un tournant majeur de la guerre froide et de l’histoire mondiale. La guerre froide s’est durcie et militarisée sur les fronts intérieurs. Le système d’alliances bilatérales des Américains en Asie-Pacifique, qui existe encore aujourd’hui, est né à ce moment-là, et les Américains sont entrés dans l’engrenage vietnamien. Plus jamais les Américains ne baisseront militairement la garde.
Les conséquences en Europe sont évidentes. Le traité de l’Atlantique Nord était surtout un bout de papier, même si quelques comités commençaient à voir le jour. La guerre de Corée crée véritablement le « O » d’OTAN, par une vraie organisation. La Turquie y est admise pour prix de sa participation à la guerre, célébrée par un tour d’honneur des joueurs turcs et sud-coréens lors de la demi-finale de la Coupe du Monde de 2002 (embrassades que les journalistes sportifs ont eu du mal à comprendre).
À l’Ouest, on craint que l’offensive en Corée constitue, pour le bloc soviétique, une répétition générale et un moyen de détourner les Américains en Asie, afin d’attaquer en Europe. Pour y faire face et éviter une stratégie périphérique (comme lors de la Seconde Guerre mondiale : invasion par l’ennemi, bombardements puis débarquement-libération), de grosses divisions sont nécessaires. Or, seuls les Allemands peuvent les fournir. La France doit se résoudre au réarmement allemand, mais propose la Communauté européenne de défense (CED), pour éviter une Wehrmacht indépendante. Cependant, les Français sont divisés sur ce sujet, d’autant qu’une partie de l’armée se bat en Indochine et cherche à lier son combat en Asie à celui des États-Unis en Corée pour obtenir de l’aide. La guerre d’Indochine rend la ratification de la CED difficile, tandis que sa fin la rend inutile, dans le contexte apparent de détente après la mort de Staline. La RFA entrera dans l’OTAN, et le transatlantique l’emporte sur l’européen.
Selon vous, c’est par l’Asie que le tiers-monde devient le nouvel enjeu des relations internationales. Pouvez-vous expliquer ?
Tout d’abord, Américains et Soviétiques s’intéressent au Tiers-Monde par l’Asie, où se concentrent d’immenses masses humaines et où les indépendances furent précoces. Le voyage en Asie de Khrouchtchev de1955 est resté célèbre. L’Occident est persuadé que les « Rouges » utilisent la xénophobie des « Jaunes » pour chasser les « Blancs » d’Asie. Les Américains n’ont pas réutilisé la bombe atomique en Asie malgré leurs guerres (les morts militaires américains tombent en Asie jusqu’en 1975, et, depuis, dans le grand Moyen-Orient), pour ne pas provoquer l’hostilité des « opinions asiatiques ». Toute une historiographie s’est développée sur l’idéologie du développement et de la modernisation (pas si différente entre les deux « modèles »), sur les pratiques d’aide, et sur la manière dont les « récipiendaires » ont utilisé la rivalité lors de la guerre froide pour leurs propres projets, et se sont méfiés de l’influence politique des Grands. La Chine, par exemple, a tiré des leçons de l’aide soviétique pour sa propre aide dans le Tiers-Monde.
Ensuite, le mouvement afro-asiatique a surgi sur la scène internationale, à Bandung, en 1955. Contre la vulgate, les travaux récents montrent les tensions « Sud-Sud » entre « petits » et « grands » pays, entre Africains et Asiatiques, entre anticommunistes et communistes. La Chine va jouer à fond la carte afro-asiatique, avec l’Indonésie, alors que l’Inde s’appuie sur le mouvement des non-alignés, bien plus modéré. À ce jeu, la Chine perd, avec l’échec de la réunion d’une seconde conférence, dix ans après Bandung, en Algérie.
Enfin, je me suis efforcé de montrer que la guerre froide n’était pas seulement une compétition bipolaire. Dans le Tiers-Monde notamment, il existe une compétition sino-américaine, une compétition sino-soviétique et une compétition sino-indienne. Et les révolutionnaires du monde entier regardent aussi vers le Vietnam et la Corée du Nord !
[1] Stephen Kotkin, Stalin, vol 2 : Waiting for Hitler, 1928-1941, Penguin, octobre 2017.