06.11.2024
Kenya, un échec cuisant pour la démocratie africaine
Tribune
31 octobre 2017
Le processus électoral au Kenya, qui s’est poursuivi sur trois mois dans une rare confusion, est une amère déception pour tous les démocrates, africains et autres.
Une disqualification générale
On se souvient de la décision du 1er septembre dernier de la Cour suprême d’annuler les résultats du scrutin du 8 août précédent au motif qu’il avait été mal conduit par la Commission électorale. Elle avait été saluée en Afrique et ailleurs comme une « grande victoire » de la démocratie, comme une décision sans précédent qui ferait date et qui pouvait servir d’exemple ailleurs. Sept semaines après, la même Cour Suprême a été dans l’incapacité de se réunir faute de quorum (2 présents et cinq absents) pour examiner un recours demandant le report de l’élection. La peur a contaminé la Cour Suprême qui en sort totalement discréditée.
Dans le même temps, la Commission électorale, pourtant déconsidérée par la décision d’annulation du premier scrutin de la Cour suprême, est restée en place pour organiser le nouveau scrutin du 26 octobre. Sans changement de titulaires et avec seulement quelques amendements. Et une totale incapacité à assurer la sécurité – et donc la crédibilité – du vote, avec 4 comtés où l’élection est reportée à une date incertaine. Pourquoi, les résultats du nouveau scrutin, conduit par les mêmes, seraient-ils plus légitimes que le précédent ?
Enfin, les deux protagonistes majeurs de cette péripétie sortent également disqualifiés. Raila Odinga parce qu’il s’est abstenu de participer à la compétition du 26 octobre, au prétexte qu’elle risquait de donner des résultats faussés et qu’il allait sans aucun doute perdre, mais surtout parce qu’il a ainsi laissé ainsi le champ libre à son adversaire, ne se laissant qu’une seule issue : sortir du jeu démocratique en appelant à la désobéissance civile. Uhuru Kenyatta de son côté, le vainqueur sans combat, aura des difficultés à asseoir sa présidence, parce qu’il obtient un score absurde (98 %), de type nord-coréen, un score jamais vu en Afrique même dans les régimes les plus pervertis et avec un socle électoral très étriqué (40% de votants soit moitié moins qu’au précédent scrutin). Sa légitimité est pour l’avenir fatalement entamée.
Quels scénarios ?
À tout le moins, le Kenya offre l’image d’un pays paradoxal. D’un côté un attachement apparent des élites aux formes de la démocratie formelle et à ses institutions, salué souvent comme exemplaire (cas de la Cour Suprême dans sa première version). De l’autre, une capacité à sortir brutalement du rail des institutions dès que les positions patrimoniales et rentières sont menacées.
Quelles sont les perspectives à court terme ? Quatre scénarios sont possibles.
- Celui du déchaînement généralisé de la violence devrait être écarté même si la mobilisation inquiétante de milices et de gangs par les acteurs politiques peut faire craindre une grande insécurité, pas seulement dans l’extrême Nord et sur la Côte, mais également à Nairobi. La peur d’un déferlement des pauvres des bidonvilles de Kibera et de Matharé sur les enclaves les plus riches comme celle de Muthaiga (où l’on compte déjà quelque 100 000 agents de sécurité privés) ne relève plus du fantasme sans cause.
- Celui du blocage des institutions avec la mise en place d’une désobéissance civile paralysante, avec un coût économique élevé, qui viendra s’ajouter à celui résultant du chaos de ces dernières semaines.
- Celui du « consensus mou » en misant sur la « fatigue des violences » ressentie par une fraction de la population et dans l’esprit de la nouvelle Constitution de 2010 qui voulait ouvrir une voie à la « dévolution politique pacifique ». Il faudrait alors une programmation à une échéance proche de nouvelles élections, avec au mieux d’autres protagonistes que les deux qui, avec leur famille, incarnent plus d’un demi-siècle d’affrontement pour le pouvoir.
- Enfin – tout est possible au Kenya -, une alliance, comme en 2008-2013 (quand Odinga fut nommé Premier ministre par son adversaire Mwai Kibaki), ce qui suppose une recomposition des alliances au pouvoir (notamment l’éviction du kalenjin William Ruto, le vice-président autour duquel se cristallise toute l’acrimonie des élites).
Un enseignement pour l’Afrique ?
Dans son histoire l’Afrique n’a jamais eu autant de pays pourvus de systèmes politiques issus d’élections multipartites. Tous les pays africains (hormis l’Érythrée et la Somalie) tiennent régulièrement des élections nationales, régionales et locales, permettant à leurs citoyens de choisir leurs dirigeants politiques et de garantir la légitimité formelle des gouvernements. Il faut cependant se méfier d’une lecture quantitative et à courte vue. Les libertés conquises s’exercent dans un faisceau de contraintes qui fragilisent les acquis. L’élection ne fait pas la démocratie. Loin de là. Elle suppose davantage : une justice indépendante, une administration impartiale, une presse libre, une sécurité. Le Kenya est un des pays qui pourtant se rapproche d’un tel modèle vertueux. Formellement seulement. « Quand le ventre est vide, l’urne sonne creux », dit-on avec réalisme.
En raison des enjeux économiques qui se trouvent derrière, l’élection, devenue la modalité privilégiée de conquête du pouvoir, est souvent un vecteur de violence : Kenya, 2007 et 2008 ; Côte d’Ivoire 2000 et 2010 ; Zimbabwe, 2007 ; Gabon, 2010 ; RDC, 2011 ; Ouganda, 2011 ; Congo, 2016.
Sur fond de crise sociale, l’identification ethnique tend alors à culminer à l’approche du scrutin, donnant l’occasion de règlements de comptes autour de revendications foncières, sociales ou économiques.
Les faits s’imposent crûment. La démocratie formelle n’a nulle part annulé la marchandisation du politique dans les États où règne encore un système de type patrimonial. Dans de nombreux cas, comme au Kenya, c’est la démocratie élective qui a été adaptée à la logique du clientélisme et non l’inverse. « Anocratie », « Pseudo-démocratie », « démocratie de faible intensité », « démocratie illibérale », « démocratie par délégation » ? Les institutions formelles offrent de nouvelles opportunités pour distribuer des prébendes et se maintenir durablement au pouvoir. Douze chefs d’Etat africains sont au pouvoir depuis plus de vingt ans.
Le Kenya est un bon exemple de cette perversion de la démocratie élective. Les acteurs politiques, tels Kenyatta et Odinga, n’ont souvent pas de références idéologiques très précises ; ils sont surtout attachés, une fois élus, à gérer leurs intérêts et leurs alliances. Les positions d’autorité ainsi légalisées continuent de permettre à ceux qui les occupent d’extraire et de redistribuer des ressources. La modernisation institutionnelle des pratiques et des normes est pervertie par la personnalisation du pouvoir et la stratégie d’accumulation-redistribution qui préside à chaque niveau de la hiérarchie, du sommet à la base en passant par les intermédiaires. L’État existe mais il adopte la forme d’un rhizome dont les tiges – les institutions – sont moins importantes que les racines souterraines qui plongent dans la réalité complexe des solidarités et des rivalités.
Des évolutions sont toutefois perceptibles. Le Worldwide Governance Indicators (WGI) qui tente de capturer les manières avec lesquelles une population est capable de jouir de ses libertés (expression, association) et d’interroger le gouvernement sur ses actes (voice and accountability) donne des résultats plutôt en hausse. Ils sont tous enregistrés en Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Ghana, Liberia, Niger et Nigeria). L’alternance politique est devenue une réalité au Bénin, au Ghana, au Sénégal et même en Gambie. Reconnaissons par conséquent que dans cette région, l’évolution est plutôt positive. Les jeux politiques sont plus ouverts, la contestation intérieure plus militante, la décentralisation en partie à l’œuvre, la surveillance extérieure plus vigilante. La violence d’État s’est atténuée au fur et à mesure de l’adhésion aux droits politiques et humains et à la liberté d’expression, surtout depuis 2010. Les manifestations de résistance sociale devenues plus fréquentes, animées efficacement par des mouvements citoyens, traduisent l’émergence d’une démocratie du quotidien et le renforcement des sociétés civiles. Même si l’idée de citoyenneté demeure encore embryonnaire, davantage de pays laissent s’exprimer les médias sur les affaires publiques.
L’Est et le Centre du continent doivent apprendre de son propre Occident.