ANALYSES

Quelle stratégie pour le CIO face à la raréfaction des villes candidates aux JO ?

Tribune
30 octobre 2017


La désignation de Paris et de Los Angeles pour l’organisation des olympiades d’été 2024 et 2028 n’est pas seulement une victoire pour les deux équipes de candidatures françaises et américaines. Elle représente également un formidable coup de maître du Comité international olympique (CIO), qui, à la faveur d’un accord inédit dans l’histoire des Jeux, a réussi à retourner une situation potentiellement catastrophique et sécuriser la tenue des Jeux d’été jusqu’à 2032.

Depuis l’attribution des Jeux 2004, pour lesquelles 11 villes s’étaient bousculées (avec 5 candidatures finalement retenues), le nombre de candidatures a lentement décliné. Paris et Los Angeles étaient seules en piste pour 2024, après les abandons de Hambourg, Rome et Budapest. La crise atteint également les JO d’hiver, puisque pour 2022 le CIO s’est retrouvé dans un choix hautement inconfortable entre Almaty et Pékin, après que plusieurs villes occidentales aient dû aussi renoncer face à l’opposition populaire (St Moritz/Davos, Cracovie, Lviv, Oslo). A vrai dire, dans l’histoire du mouvement olympique, les villes ne se sont pas toujours précipitées pour accueillir les Jeux. A partir des JO 1984, pour lesquels Los Angeles était seule en lice, les candidatures se sont multipliées, stimulées par la commercialisation grandissante et l’exposition médiatique mondiale qu’apportent ces événements sportifs. Les profits réalisés par l’équipe organisatrice des JO d’été de Los Angeles 1984 avaient pour ainsi dire ouvert la voie. La période actuelle est donc paradoxale. Jamais les Jeux n’ont rapporté autant d’argent (5,7 milliards de dollars de revenus pour le CIO pour la période 2013-2016[1]), jamais ils n’ont été autant suivis (le CIO estime que la moitié de la population mondiale a eu accès aux Jeux de Rio 2016), mais les villes ne semblent plus vouloir les organiser. Il y a donc un problème dans le fonctionnement de l’olympisme, que la double attribution 2024-2028 permet d’occulter. Ou presque.

Il y a quelques jours, Innsbruck s’est retiré de la course aux Jeux d’hiver 2026 après un référendum négatif, tout comme St Moritz quelques mois plus tôt. D’autres villes restent en lice (Salt Lake City, Calgary, Sion, Sapporo, entre autres), mais le vote final aura lieu en juillet 2019 et, d’ici là, d’autres villes pourraient abandonner. D’ailleurs, dans le cas où seulement deux villes venaient à postuler, le CIO pourrait bien réitérer sa récente stratégie et attribuer simultanément les JO d’hiver 2026 et 2030 (Salt Lake City a déjà annoncé qu’elle envisageait les deux dates).

Comment expliquer la raréfaction des villes candidates ? L’un des premiers arguments invoqués est la dégradation du ratio couts/bénéfices pour les organisateurs. Même si le but premier de l’accueil des Jeux n’est pas de réaliser des profits, la facture des dernières olympiades s’est envolée, en raison des impératifs sécuritaires mais aussi des nouvelles dimensions de l’événement : 10 000 athlètes concourent dans près de 1000 épreuves, sur tout juste deux semaines de compétition. 30 000 journalistes sont accueillis, ainsi que des officiels et des chefs d’Etat du monde entier. Les exigences d’accueil se sont ainsi accrues en quelques années (par exemple le CIO demande aujourd’hui une capacité hôtelière de 40 000 chambres, dont 4000 chambres 5 étoiles pour les membres de la « famille olympique »), réduisant déjà de fait le nombre de villes hôtes potentielles. En tous les cas, ni les revenus directs (montant versé par le CIO, billetterie, sponsoring national), ni les revenus indirects (liés au rayonnement), ne permettent aujourd’hui de couvrir cette dépense, puisque la majeure partie des retombées financières des JO est conservée par le CIO (qui le redistribue à hauteur de 90% au mouvement sportif). Naturellement, les restrictions économiques liées aux conséquences de la crise de 2008 influencent aussi la rationalité des villes, en particulier dans les pays occidentaux, dont les autorités politiques sont plus sensibles à l’opinion publique.

Un deuxième facteur d’opposition aux Jeux est la perte de crédibilité des institutions sportives internationales, de plus en plus affectées par des scandales de corruption et de conflits d’intérêts. Depuis 2015, la FIFA est visée par plusieurs enquêtes pénales aux Etats-Unis, en Suisse et au Brésil, pour des cas de fraude surtout liés à l’attribution des Coupes du monde 2018 et 2022. Le CIO, dont on saluait auparavant les réformes entreprises suite aux révélations de corruption pour l’attribution des JO de Nagano (1998) et Salt Lake City (2002), se retrouve actuellement acculé par plusieurs procédures judiciaires concernant l’attribution des JO de Rio (2016) et Tokyo (2020). Quatre de ses membres ont récemment été arrêtés ou suspendus (Patrick Hickey, Lamine Diack, Carlos Nuzman et Frankie Fredericks) et les enquêtes se poursuivent. Plus globalement, les dérives liées à la commercialisation du sport de haut niveau, les problèmes d’éthique (dopage, manipulation, etc.), et l’archaïsme institutionnel du mouvement sportif international nuisent à l’image des grandes compétitions comme les JO, et conditionnent le rejet des villes.

Bien sûr, le CIO est pleinement conscient des limites du modèle des Jeux olympiques et s’évertue à le réformer. Fin 2014, un an après l’arrivée de son nouveau président Thomas Bach, et quelques jours après qu’Oslo ait laissé Pékin et Almaty seuls en course pour 2022, les membres du CIO ont voté à l’unanimité pour l’Agenda 2020, un document comprenant 40 recommandations visant en particulier à réduire le coût des olympiades (simplification de la procédure de candidature, plus de coopération entre le CIO et le comité organisateur, promotion des infrastructures préexistantes, plafonnement de la taille des Jeux, promotion de l’héritage environnemental, économique et social des jeux, etc.) et améliorer l’image du CIO (transparence, intégrité, promotion des droits de l’homme, centralité des athlètes, etc.). Malgré les bonnes intentions et l’ambition de ce document, le message du CIO reste inaudible alors que l’héritage de Rio 2016 se ternit déjà, que le budget de Tokyo 2020 dérape et que Pékin lance des travaux pharaoniques pour accueillir les JO d’hiver 2022.

Faudra-t-il donc attendre Paris 2024 et Los Angeles 2028, dont les représentants et les dossiers semblent avoir parfaitement intégré l’esprit de l’Agenda 2020, pour que l’olympisme entre dans une nouvelle ère et sorte de cette crise structurelle ? Malheureusement, les conditions actuelles paraissent insuffisantes. Pour trois raisons.

Premièrement, l’Agenda ne change pas le mode de désignation des villes candidates, qui demeure un vote anonyme par des personnes qui ne représentent qu’elles-mêmes. Ces membres sont bénévoles mais le pouvoir que leur confère leur position est immense. Jamais le CIO ne pourra être sûr que leur vote est déterminé par les principes énoncés par l’Agenda 2020. Deuxièmement, le modèle d’organisation des Jeux, où la ville hôte est responsable des infrastructures, de la sécurité et de leur bonne tenue en général alors qu’il ne reçoit qu’une relativement petite partie des retombées financières reste structurellement inéquitable[2]. Enfin, les dérives liées à la commercialisation du sport sont amenées à se poursuivre étant donné que les institutions sportives vivent de ce marché à forte croissance et que les réformes de gouvernance, de transparence et de contrôle externe peinent encore à se matérialiser (notamment car les individus qui doivent voter et appliquer ces réformes structurelles sont en partie ceux qui ont profité de leur absence). De plus, au gré des enquêtes judiciaires en cours sur l’attribution des derniers JO et sur les failles institutionnelles du système anti-dopage, de nouvelles révélations risquent fort d’éclipser les récents (et réels) efforts d’intégrité du CIO et des autres organes du mouvement sportif.

Des solutions, certes radicales, peuvent remédier au problème des candidatures : désigner un site par continent et instaurer un système de rotation, mais resterait la question du choix de ces sites. Une autre idée serait d’attribuer les Jeux uniquement à des villes qui ont déjà accueilli les Jeux au cours des dernières décennies, mais trouverait-on suffisamment de candidates parmi ces villes ? Une idée plus satisfaisante serait de désigner un site d’accueil permanent des Jeux. Chaque année l’Assemblée générale des Nations unies a bien lieu sur le même site… Pourquoi par les Jeux ? Dans les années 1970, comme à la fin du 19e siècle, la Grèce, territoire des Jeux antiques, avait proposé d’accueillir les Jeux de façon permanente. On pourrait estimer que cette solution va à l’encontre de l’aspect théoriquement universel des Jeux. Mais, implicitement, le format actuel s’en éloigne déjà (difficile d’imaginer une olympiade en Afrique aujourd’hui). Un site d’accueil permanent aussi neutre que possible pourrait justement leur redonner, sur le long terme, un élan universel et apolitique.

Sans bouleverser le système de désignation actuel, une des solutions pour diluer les risques de corruption pourrait être d’élargir sensiblement le nombre de votants, par exemple en incluant des athlètes ayant pris part aux dernières olympiades, ou un certain nombre de licenciés sportifs. Il faut ouvrir le système aux parties prenantes. Sur la question de l’accueil des Jeux, une piste serait d’accroître la coopération matérielle (financière et technique) entre le CIO et les comités d’organisation afin d’alléger la charge des villes. De même, diminuer certaines exigences d’organisation liées à la capacité hôtelière, les transports privés et l’accueil VIP de la famille olympique et ses partenaires aurait non seulement un impact sur la facture du pays hôte, mais favoriserait surtout la légitimité du CIO. En interne, celui-ci peut aller plus loin encore dans la transparence et instaurer un contrôle plus indépendant de ses activités et celles de ses membres. Il lui faut concrétiser, tout en les approfondissant, les réformes entreprises au début des années 2000 puis avec l’Agenda 2020.

Comme face aux autres crises qu’il a traversé dans son histoire récente, le Comité va certainement continuer un jeu d’équilibre institutionnel et géopolitique et privilégier un progrès par tâtonnements, dont lequel l’Agenda 2020 n’est qu’une étape. N’oublions pas que la puissance financière du CIO cache une profonde dépendance aux organisateurs des Jeux (les Etats) et aux fédérations qui encadrent les disciplines et sélectionnent les athlètes. Au-delà de leur reconnaissance par le CIO, ces fédérations n’ont pas de lien juridique direct avec ce dernier. En ce sens, le pouvoir du CIO dans le système olympique n’est ni absolu, ni définitif[3]. De même, la puissance politique du CIO (observateur de l’Assemblée générale des Nations unies depuis 2009) cache une fragilité juridique liée à son statut d’organisation non-gouvernementale de droit national (suisse), dont les membres sont une petite centaine d’individus principalement cooptés. La Charte olympique n’est pas un document international mais bien un accord de droit privé suisse. Un problème de légitimité démocratique et de responsabilisation publique se pose donc pour le CIO, malgré l’image d’universalisme et de neutralité qu’il s’efforce de dégager[4].

Conscient de sa position singulière et de ses vulnérabilités, le CIO doit piloter le mouvement olympique à travers une crise de croissance historique. Quarante ans ont transformé un mouvement qui représentait une vision humaniste du sport en un système désincarné où les supposées « valeurs olympiques » baignent dans un univers dédié à la performance, la rationalisation et la maximisation économique. Qu’en sera-t-il dans 20 ans ? L’adoption de la feuille de route stratégique de l’Agenda 2020 fut une décision ambitieuse et louable, mais ce ne sera pas suffisant. Deux conditions doivent être réunies pour sortir l’olympisme de sa crise : d’une part une volonté inconditionnelle de la part du CIO et, d’autre part, du temps. En ce qui concerne ce deuxième élément, la double attribution des JO 2024-2028 donne une faible mais réelle marge de manœuvre. Au CIO, en coopération avec ses partenaires, de saisir cette occasion.

[1] Rapport annuel du CIO, 2016.

[2] A travers le CIO, ce sont surtout les Comités olympiques nationaux et les fédérations internationales qui bénéficient des revenus olympiques.

[3] Pour une analyse aboutie sur le fonctionnement de ce système olympique, voir : Jean-Loup Chappelet & Kübler-Mabbott, The International Olympic Committee and the Olympic System : the Governance of World Sport, Routledge, 2008, et Jean-Loup Chappelet, Jeux Olympiques, raviver la flamme, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2016.

[4] Sur le sujet de la responsabilité du CIO et de son rapport avec le droit international, voir : Ryan Gauthier, The International Committee, Law, and Accountability, Routledge, 2017.
Sur la même thématique