20.12.2024
Allemagne, Autriche, Catalogne. La révolte des gagnants de l’UE
Presse
17 octobre 2017
La crise, dans les pays membres de l’Union européenne, prend des formes multiples. Dans le cas de l’Allemagne et de l’Autriche, l’accueil des réfugiés a alimenté le discours et le score de l’extrême droite, mais cette dernière s’est aussi focalisée, de manière tout aussi importante, sur les questions d’ordre économique et financier. En Allemagne en particulier, la rhétorique de l’AfD – ainsi que d’une frange croissante de la CDU/CSU et du FDP – consiste à rejeter les principes mêmes qui sous-tendent une union monétaire européenne, au-delà de sa définition la plus basique. L’extrême droite est évidemment surreprésentée en ex-RDA et au sein des couches les plus défavorisés économiquement, mais le positionnement de l’AfD exacerbe, sur le plan économique, des tendances présentes dans tous les partis politiques en République fédérale.
En Autriche, un taux de chômage de plus de 7 % (seulement 5% selon la définition européenne), bien que plus bas que la moyenne de l’UE, inquiète et scandalise même le pays, et contraste avec une image de prospérité à toute épreuve, vu de l’extérieur. Ces inquiétudes renvoient aux pressions en réalité croissantes sur un pays qui n’a pas suivi la voie allemande de la compression des coûts. Le virage à droite, plus ou moins extrême, se nourrit du mélange de rejet de l’immigration et d’angoisses quant au modèle social autrichien dans le cadre européen et mondialisé.
Dans le cas de la Catalogne, on ne peut ignorer le refus de Madrid de trouver un accord allant dans le sens d’une plus grande autonomie. Néanmoins, la question de l’autonomie fiscale ne signifie pas tant, pour Barcelone, la liberté de diriger la région comme elle l’entend sur le plan économique que de mettre fin, autant que possible, aux transferts fiscaux vers l’État central et donc vers les régions moins prospères.
Ces développements vont à l’opposé de la vision habituelle du populisme ou d’un schéma classique de revendications populaires par temps de crise. Pour autant, les tendances qui se manifestent actuellement sont anciennes. Christopher Lasch avait consacré ses dernières forces à leur étude, en 1993, dans son visionnaire Revolt of the Elite. Il y évoquait notamment cette tendance des composantes géographiques les plus prospères des États à se désolidariser, moins du fait de leurs spécificités locales qu’au nom de l’appartenance à un ensemble plus vaste et abstrait. Cette rhétorique anime la politique californienne depuis plusieurs décennies, dans le cadre de la mondialisation et de l’orientation vers le « Pacific Rim », au détriment du reste des États-Unis. La dynamique catalane renvoie naturellement à une question historique et culturelle plus profonde, mais procède également de ce phénomène global.
Nous assistons, dans le cadre de la mondialisation et de sa déclinaison européenne, au développement d’une sorte de vertige lié à la supériorité économique, que ce soit sur une base régionale ou nationale. Ce sentiment de supériorité, nourri notamment par la force industrielle et commerciale, conduit les entités concernées à minimiser leur niveau de dépendance aux zones qu’elles dominent économiquement, avant que la réalité des interdépendances ne finisse en général par prévaloir.
IVRESSE DE LA PROSPÉRITÉ ET INTERDÉPENDANCES RÉELLES
Le cas catalan est particulièrement notable de ce point de vue, puisque l’indépendance se traduirait par une sortie immédiate de l’Union européenne, et donc notamment de la zone euro. Le nouveau pays se retrouverait à commercer avec les diverses composantes de l’UE sans base légale solide, et se verrait opposer des droits de douane, certes faibles, après avoir rejoint l’OMC. La perspective de l’incertitude légale et de la mise en place de droits de douane sur les marchés européen et espagnol entraînerait un départ certainement important d’entreprises vers le reste de l’Espagne, comme certaines – notamment des banques – l’ont déjà indiqué dans le contexte du référendum.
Sur le plan monétaire, la Catalogne n’aurait probablement pas l’ambition de créer une nouvelle devise puisque son indépendance est censée participer de la croyance dans le dépassement des États, au profit non seulement des identités régionales mais aussi de l’UE. La Catalogne continuerait donc probablement à utiliser l’euro, mais sans base légale véritable, au même titre que le Kosovo et le Monténégro, qui utilisent la monnaie unique de façon unilatérale sans participer à l’Eurosystème.
L’Allemagne, pour sa part, n’évoque évidemment pas une sortie de l’Union européenne ou de la zone euro, ces constructions étant au cœur de sa stratégie commerciale, mais affirme son refus d’un parachèvement de la zone euro qui la verrait concéder une plus grande solidarité financière en temps de crise. Le cas allemand permet de comprendre la nature quelque peu hybride du phénomène d’apesanteur auquel conduit la supériorité commerciale qui, dans le climat mondial, s’accompagne d’une pression économique considérable sur les couches les vulnérables de la population.
Ainsi, le populisme allemand sur l’euro relève d’idées qui circulent dans des cercles politiques traditionnels à travers le pays mais trouve sa principale traduction partisane dans une extrême droite qui, pour sa part, repose sur une partie des classes populaires des länder de l’Est et, de plus en plus, de l’Ouest.
En Catalogne, la question indépendantiste a pris son essor avec la crise de l’euro et l’effondrement du modèle économique espagnol, mettant à nu le caractère dévastateur de la crise immobilière comme seule stratégie de croissance. L’invalidation par la cour suprême d’une partie de l’indépendance fiscale de la région a naturellement alimenté les revendications d’indépendance, mais s’est acompagnée, simultanément, de la validation d’une très large partie de l’autonomie dont jouit la région depuis 2006.
L’absence de projet au niveau de l’UE comme des États membres, sans stratégie économique autre que celle de l’abaissement des normes sociales (compression de la demande et des salaires) et de la relance par des exportations à faible contenu technologique, ne permet pas de freiner la crise de confiance qui affecte la construction européenne à tous les étages, et notamment au niveau des États qui se sont empressés de déléguer leur prérogatives économiques. Face à cet ébranlement généralisé, l’image de l’Union européenne semble se fragiliser jusque dans les cercles les plus favorables au fédéralisme, au fur et à mesure que les crispations identitaires s’affirment à travers le continent.