ANALYSES

Tunisie : Ne pas (re)tomber dans un Etat policier

Presse
7 avril 2015

« Il ne s’agit pas de tomber dans un Etat policier ». La déclaration (entretien au journal Le Monde, daté du 7 avril) du président Béji Caïd Essebsi- actuellement en visite à Paris- a le mérite de souligner l’un des principaux défis de la Seconde République tunisienne : lutter contre le terrorisme dans le respect des libertés individuelles, concilier répression et Etat de droit. Une problématique ignorée et escamotée par l’ancien régime, puisqu’il se caractérisait par son adhésion au modèle de l’Etat policier, c’est-à-dire un régime reposant sur la capacité de l’institution policière pour imposer un ordre arbitraire, au mépris des droits et libertés des citoyens assimilés à une menace potentielle. En ce sens, l’Etat de police s’oppose au principe même de l’Etat de droit, dans lequel les autorités publiques (politiques ou administratives, y compris celles chargées du maintien de l’ordre public) sont soumises au respect des règles de droit, notamment les libertés publiques des simples individus.


Le terrorisme représente l’un des principaux défis posés à l’Etat de droit. Le succès de la transition démocratique en Tunisie suppose précisément d’éviter toute régression liberticide, en conjuguant la démocratie avec l’Etat de droit. L’exigence est inhérente au message du 14 janvier 2011, celui de la dignité recouvrée. La sécurité est un droit, mais pas le seul : un ordre social ne saurait se fonder sur cet unique fondement. Les Tunisiens savent bien comment l’arbitraire au nom de la sécurité glisse progressivement vers un pouvoir autoritaire.
Si la lutte contre le terrorisme (entendue comme politique publique, action coercitive et dispositifs législatifs et juridictionnels) est potentiellement attentatoire aux droits de l’Homme et aux libertés publiques, les deux politiques ne sont pas forcément contradictoires ou inconciliables. Seulement, l’équation ne va pas de soi. Comment combattre et contrer des êtres prêts à tout – y compris à la mort – en inscrivant son action dans un cadre limitatif ? L’équation n’est pas simple, elle n’est pas propre à la Tunisie. Le Comité contre le terrorisme du Conseil de sécurité s’est récemment réuni sur le thème: « L’importance de l’Etat de droit dans la lutte contre la menace terroriste d’aujourd’hui ». Il faut reconnaître que les vieilles démocraties occidentales ont elles-mêmes montré comment il était possible de restreindre le champ des libertés pour mieux justifier les législations antiterroristes. Le « terrorisme »- phénomène toujours aussi difficile à définir juridiquement- s’est progressivement imposé comme l’une des figures majeures de la menace contemporaine avant d’être hissé, au lendemain du 11 septembre 2001, au rang de menace stratégique pour la paix et la sécurité collective. Et plus particulièrement pour les sociétés et Etats occidentaux en tant qu’incarnations de certaines valeurs : démocratie, libertés fondamentales et droits de l’Homme. Une menace d’autant plus insidieuse qu’elle est présentée comme étant « invisible », « insaisissable ». Les événements de 2001 auraient ainsi entériné un retournement dans l’univers des évidences occidentales post-1990 et seraient venus consacrer un nouveau paradigme de la violence suscitant l’idée d’un nécessaire renouvellement des pratiques et des dispositifs de sécurité. Dès lors, la lutte contre le terrorisme est devenue le credo sécuritaire des démocraties occidentales.


Or, même si l’on se départit de toute forme de dogmatisme libéral ou droit de l’hommiste, la question reste de savoir jusqu’où la lutte contre le terrorisme peut s’accompagner de restrictions apportées aux libertés individuelles ? Elle est de plus en plus présentée comme la recherche constante d’un équilibre entre le désir de sécurité et le désir de liberté. Face à la menace terroriste, la tentation consiste à limiter la liberté de circulation ou d’expression, à élargir l’arsenal de surveillance (aux dépens du respect de la vie privée des personnes) et de coercition… Ces dispositifs sont officiellement présentés comme une nécessité transitoire et exceptionnelle imposée par le caractère diffus et asymétrique de la menace (Roseline Letteron). Pourtant, ces législations se banalisent et s’ancrent finalement dans l’ordre juridique et déséquilibrent le rapport entre sécurité et liberté. Le « Patriot Act » américain, qui s’inscrivait dans un contexte post-11 septembre, illustre ce risque de régression. Or le fait d’accepter un abaissement du niveau des libertés individuelles et de céder à un état d’esprit anxiogène n’est-il pas une manière d’offrir une victoire à ceux qui méprisent l’Etat de droit ? (Roseline Letteron)


La lutte contre le terrorisme ne saurait être appréhendée à travers le seul prisme de la sécurité. L’enjeu se pose en termes d’efficacité : les dispositifs anti-terroristes sont-ils suffisants ? Certainement pas. À New York, de l’aveu même du NYPD (département de police new-yorkaise), le programme d’espionnage des musulmans résultant du Patriot Act n’a débouché sur aucune enquête terroriste. Plus largement, une réponse purement répressive aux questions posées par les terroristes/djihadistes ne fera qu’entretenir le cercle vicieux attaques terroristes/contre-attaques anti-terroriste. Cette réalité devra également être à l’esprit du Législateur au moment de discuter et de voter la future Loi anti-terroriste. Une exigence qui dépend aussi de la prise de conscience de la société civile : est-elle capable de ne pas céder à la peur pour exprimer son attachement à l’Etat de droit ?

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