ANALYSES

Le devoir de vigilance des sociétés-mères en débat à l’Assemblée nationale

Tribune
27 février 2015
Après une première tentative en novembre 2013, une nouvelle proposition de loi sur le devoir de vigilance des maisons-mères a été déposée et va être prochainement discutée à l’Assemblée nationale. Dans son article 1er, elle institue une « obligation de vigilance des entreprises, dans le cadre de leurs activités, de celles de leurs filiales ou de celles de leurs sous-traitants, à l’égard des dommages et des risques avérés pour la santé, l’environnement et les droits fondamentaux. » Cela signifie clairement que la responsabilité pénale et civile d’un donneur d’ordre ou d’une maison mère pourra être engagée, si son sous-traitant ou sa filiale, n’importe où à travers le monde, viole les «droits fondamentaux».

Une réponse au drame du Rana Plaza ?

Le 24 avril 2013, à Dacca, mille cent trente trois ouvrières sont mortes et deux mille blessées dans l’effondrement d’une usine de fabrication de vêtements, le Rana Plaza, destinés à des marques occidentales. A n’en point douter, cette catastrophe marque un tournant dans la mondialisation par ses conséquences en matière de responsabilisation des donneurs d’ordre. Comme en écho à cette tragédie, des députés de la majorité aux côtés d’ONG et de partenaires sociaux, déposèrent une première proposition de loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères.

La question de la responsabilité juridique de la société-mère sur le respect des normes par ses filiales ou ses fournisseurs se pose en des termes très concrets dans de nombreux domaines : sécurité des travailleurs, préservation de la biodiversité, lutte contre la corruption, abolition du travail des enfants, etc. Le modèle économique de la sous-traitance internationale est en effet porteur de nombreux risques. La recherche du moindre coût conduit les firmes à augmenter la part de leurs activités externalisées et parfois à rechercher des fournisseurs dans les pays où la régulation publique est faible. Comment, dans ces conditions, faire passer les principes de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) sur toute la chaîne de valeurs, en amont auprès des fournisseurs, en aval auprès des distributeurs ? Comment savoir ce qui se passe au chaînon n ?

L’évolution des textes

Dans les textes internationaux est apparue l’expression « devoir de vigilance », traduction de la due diligence empruntée au droit anglo-saxon. Les Principes directeurs de l’OCDE révisés en 2011 demandent que les entreprises exercent « une diligence raisonnable […] dans leurs systèmes de gestion des risques, afin d’identifier, de prévenir ou d’atténuer les incidences négatives, réelles ou potentielles […ainsi que] dans le cas où elles n’y ont pas contribué mais où cette incidence est néanmoins directement liée à leurs activités, à leurs produits ou à leurs services en vertu d’une relation d’affaires,[…et] rendent compte de la manière dont elles répondent à de telles incidences.»
En application de ces principes, plusieurs Etats européens comme la France, imposent désormais aux entreprises de leur pays un devoir de vigilance. Il repose sur deux principes avec des conséquences pratiques :
1. L’obligation de veiller à ce que ne se présentent pas des risques d’une « gravité exceptionnelle » dans sa sphère d’influence et de prendre des « mesures raisonnables » pour les prévenir. Juridiquement, il s’agit d’une obligation de moyens dont le respect est apprécié en fonction de la qualité des dispositions prises pour prévenir le dommage.
2. L’obligation de réparer les dommages d’une « gravité exceptionnelle » qui surviendraient en cas d’échec de la prévention.
En droit, la difficulté tient au fait que les filiales bénéficient du principe dit de l’ « autonomie de la personne morale ». Mais en s’appuyant sur le droit souple, une entreprise ainsi que ses dirigeants n’ayant pas exercé un contrôle adéquat pour prévenir des impacts négatifs ou de graves violations aux droits de l’Homme engendrés par ses activités sont parfois sanctionnés. Assortie du devoir de compensation, la sanction vient alors s’ajouter à la perte en termes d’image et de crédibilité (risque réputationnel). Les règles de diligence raisonnable invitent donc les entreprises à mettre en place des mécanismes pour s’assurer que leurs pratiques et celles des entités tierces avec lesquelles elles ont établi une relation d’affaires, n’enfreignent pas les textes fondamentaux. Pour autant, deux questions restent ouvertes : 1/où commence et où s’arrête la sphère de responsabilité de la société-mère ?, 2/qui contrôle cette responsabilité ?

La France en pointe

La nouvelle proposition de loi qui sera présentée fin mars à l’Assemblée nationale va plus loin que le texte antérieur. Elle impose aux entreprises de plus de 5 000 salariés d’adopter un « plan de vigilance » et d’informer, via son rapport de gestion, des mesures mises en œuvre et résultats obtenus pour prévenir les dommages dans les filiales et tout au long de la chaîne d’approvisionnement, y compris (et peut-être surtout) dans les pays à faible gouvernance. Elle créé une obligation de reporting assortie d’une amende civile pouvant aller jusqu’à dix millions d’euros et permettant la mise en cause de la responsabilité civile des entreprises.

Les organes de la gouvernance de l’entreprise seront directement exposés et ne pourront plus se contenter d’aborder les enjeux de leur responsabilité sociétale dans les questions annexes de l’ordre du jour des Conseils d’administration et des Assemblées générales. Il reviendra aux dirigeants de résoudre des questions aussi stratégiques que l’exclusion d’un partenaire commercial ou industriel par application du principe de précaution.

S’il est adopté, ce texte mettra la France aux avant-postes des défis de la responsabilité des entreprises. Industriels, distributeurs, investisseurs, chacun à son niveau va devoir se doter de plans de vigilance adaptés à son activité.

Une question sera au cœur du débat parlementaire : la loi est-elle de nature à entraver la compétitivité des entreprises françaises si les autres pays n’imposent pas des exigences aussi fortes ? Ne faudrait-il pas mieux encourager les entreprises à continuer leurs efforts de modernisation plutôt que faire peser une nouvelle épée de Damoclès sur leur tête ? La réponse sera peut-être que d’être vertueux dans sa pratique, même dans un monde de brutes, finit toujours par être payant.
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