13.12.2024
Faut-il tuer le Franc CFA ?
Tribune
21 septembre 2017
Derrière la controverse se cachent divers enjeux qui ne sont pas tous du registre de la monnaie mais qui relèvent d’un mal-être né de frustrations, notamment d’une jeunesse qui, de Bamako à Yaoundé, ne comprend pas pourquoi « l’émergence économique » tant annoncée par les élites au pouvoir ne leur profite pas davantage. Il ne faut donc pas s’attendre à une accalmie.
De quoi s’agit-il ? Héritage colonial, espace singulier de coopération, la coopération monétaire entre les Etats africains de la Zone qui compte 160 millions d’habitants et la France tourne autour de principes mis en place en 1946 (création du franc des colonies françaises d’Afrique–CFA). La liberté des transferts est assurée, qu’il s’agisse de transactions courantes ou de mouvements de capitaux. La convertibilité du franc CFA est illimitée. Cela signifie qu’en cas de choc financier dans un pays membre, le Trésor français s’engage à lui apporter les devises nécessaires sur la base d’une parité fixe avec l’euro. Enfin, les réserves de change des pays membres sont centralisées à hauteur de 50 % des avoirs des banques centrales dans un « compte d’opérations » ouvert auprès du Trésor français. Dans le cadre de leurs opérations, les banques centrales doivent observer certaines règles conçues pour contrôler l’offre de monnaie : leurs engagements à vue doivent avoir une couverture de devises d’au moins 20 % ; les prêts qu’elles accordent à chaque gouvernement membre sont limités à 20 % du montant des recettes en devises obtenues l’année précédente.
La Zone franc a-t-elle réussie ?
La réalité s’impose rudement. Elle n’a pas permis de modifier substantiellement le régime des spécialisations primaires de ses membres. Les produits de base pèsent encore de manière considérable dans les exportations et surdéterminent l’axe Sud-Nord de leurs échanges. Ils participent à un certain nombre de chaînes de valeur mais, le plus souvent, elle n’y est présente qu’en amont, en qualité de producteur de minerais, d’hydrocarbures, de coton, de cacao et d’autres matières premières agricoles.
L’intégration régionale n’a pas davantage progressé. Les échanges à l’intérieur de la zone CFA sont limités et représentent environ 15 % seulement en moyenne du volume total du commerce de ses membres. On notera que la situation n’est guère différente dans les pays ayant une « monnaie endogène » : naira nigérian, metical mozambicain, kwanza angolais, cédi ghanéen ou shilling kenyan. Les raisons sont communes en-dedans et hors la Zone. Les structures demeurent fragmentées, avec des économies sahéliennes à très bas revenu et fortement dépendantes des risques climatiques, avec des économies côtières dont la dynamique est tirée par l’import-export et d’autres encore à forte dominante des activités de service mais sans base manufacturière suffisamment robuste (Cameroun, Côte d’Ivoire, Sénégal).
En tendance, la croissance du PIB de l’ensemble constitué par les pays de la Zone franc aurait-elle été moindre que celle des autres pays africains ? En 2016, l’UEMOA a enregistré un taux de croissance du PIB réel de 6,8 % en moyenne supérieur, une tendance depuis 2012, au taux de croissance moyen de l’Afrique subsaharienne (1,4 %). En revanche, sous les effets combinés de la crise pétrolière et d’errances politiques, la croissance des pays de la CEMAC s’est effondrée tandis que les déficits interne et externe se sont creusés, rejoignant le Nigeria entré en récession en 2016 pour la première fois depuis 1991. Seul succès incontestable : le risque d’inflation a été partout jugulé sur la longue période. Du coup, la réduction du taux de pauvreté a plutôt été supérieure en Zone franc qu’ailleurs en Afrique. Quoi qu’on en dise, cela est probablement dû à la moindre inflation en Zone franc.
Au-delà de ces résultats nuancés, on peut s’interroger : le rôle accordé par certains économistes à la monnaie n’est-il pas abusif dans l’explication des trajectoires de chaque pays, alors qu’il faudrait insister sur le caractère surdéterminant des « chocs d’offre » (aléas climatiques, prix des importations), par rapport à la politique monétaire interne, et également sur le faible taux de bancarisation de la Zone (moins de 13%).
A qui finalement profite la Zone franc ?
La première réponse est : d’abord aux élites rentières locales, surtout celles dont le mode de vie est effrontément extraverti et qui tirent parti des facilités de transferts pour organiser la fuite, licite ou illicite, de leurs actifs, bien ou mal acquis, avec une monnaie « aussi bonne » que l’euro et pour financer des importations somptuaires. La seconde réponse de ses détracteurs est sans ambages : elle profite aux multinationales françaises qui inscrivent leurs relations dans la verticalité Nord-Sud et qui peuvent rapatrier sans risques leurs profits. Une incitation à ne pas investir localement dans les activités productives. L’argument est ancien, mais il est percutant pour toute l’Afrique : le lien est étroit pour chaque 100 dollars de dette extérieure supplémentaires enregistrés en Afrique, bon an mal an, 50 s’enfuient à l’étranger. Les évasions de capitaux sont nettement moins observées dans la Zone franc que dans des pays comme le Nigéria, l’Afrique du Sud et l’Angola. Cette attaque n’est pas la plus convaincante.
Qu’en est-il en effet des bénéfices tirés par la France ? En réalité, la Zone franc joue un rôle économique bien modeste pour l’ancienne puissance coloniale (4 % de ses échanges et de ses investissements étrangers). L’atout est mince : la Zone franc n’a guère empêché le déclassement relatif de la France dans les échanges avec l’Afrique. Depuis quinze ans, les échanges marchands du continent avec l’Asie (Chine, Inde, République de Corée, Indonésie, Malaisie, Singapour) et aussi avec le Brésil, le Maroc et la Turquie croissent beaucoup plus vite que ses échanges avec la France.
La critique peut quitter le terrain économique pour rejoindre celui du politique et devenir plus acerbe. En tant que survivance coloniale, le CFA serait l’outil du maintien d’une relation de soumission acceptée qui conforte les tenants d’un ordre social fermé et qui légitime leurs pratiques déviantes (rentes sur les importations, fuite de capitaux), entravant toute perspective d’accumulation endogène. A la lecture des derniers arguments exposés dans les médias, on quitte insensiblement le terrain politique (qui est le bon) pour celui de l’idéologie (qui est nettement moins probant), surtout chez ceux qui adoptent un peu facilement la posture sentencieuse dénonçant la « servilité anachronique» envers l’ancienne puissance coloniale qui continue « de tirer les ficelles », alors que l’on aurait plutôt une « servitude volontaire » au sens de La Boétie.
Comment sortir par le haut ?
Le débat sur la réforme doit être désormais ouvert. Les symboles ont leur force. On peut se demander pourquoi avoir gardé le nom de « franc » après la dévaluation de 1994, alors que l’ancienne métropole s’apprêtait cinq ans après à entrer dans l’euro. Certes le cas n’est pas unique. Le Kenya n’a-t-il pas gardé le shilling ? Et l’Afrique du Sud n’a-t-elle pas préservé le rand de l’apartheid créé en 1961 ? On peut aussi brocarder le fait que le billet CFA, avec ses symboles exotiques, est encore fabriqué à Chamalières, dans le Puy-de-Dôme. Il faut certainement toucher aux symboles. Changer de nom n’est pas le plus difficile (le « cauri » ?). Et battre monnaie en Afrique plutôt qu’en France pas davantage. Plus grave probablement, le dépôt des réserves de change dans le « Trésor » de la France fait grincer les dents pour sa dimension allégorique : une « confiscation » de ressources de l’Afrique qui devraient lui servir à financer ses propres besoins. Trouver une autre domiciliation que le Trésor français aux ressources en devises de la Zone pour garantir la convertibilité de la monnaie n’est pas non plus trop ardu. Pourquoi pas la Banque des règlements internationaux… diverses pistes peuvent être ouvertes. Il demeure des sujets plus délicats.
Périodiquement, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la parité franc CFA/euro. La question est légitime puisqu’elle ne reflète pas les fondamentaux économiques des pays membres. On l’admettra aisément, la surévaluation du franc CFA, si elle est démontrée, est une sévère taxe sur les exportations et une prime accordée aux importations. Le diktat de l’austérité extrême, imposé au nom du franc CFA « fort » à des économies déjà accablées, peut être rudement dénoncé. Pour autant, faut-il préconiser le recours à la dévaluation afin de produire un choc, avec comme principal objectif de bouleverser la distribution des cartes de l’ordre socio-politique interne pour en attendre un changement susceptible d’être favorable à la « grande transformation structurelle » tant espérée ? L’ampleur de la dévaluation ne devrait pas être la même dans la zone UEMOA et CEMAC, cette dernière étant en pire posture sur ses comptes. Quels seront les coûts d’un tel choc ? On sait d’expérience que l’inflation consécutive à des changements de parité se reporte toujours, sournoisement, sur les plus pauvres. La fugacité des rééquilibrages pourrait menacer l’édifice financier si fragile. Une crise de dettes souveraines conduirait à une spirale de fuites des capitaux, de dévaluations à répétition, de hausse des taux d’intérêt et de chômage.
Seule option pertinente, le décrochage en douceur, limité en amplitude, avec une flexibilité encadrée par exemple dans un corridor ou un « serpent » avec une fluctuation autour d’une parité centrale comme ce fut le cas en Europe entre 1972 et 1978. Par la même occasion, devrait être organisé un rattachement de la monnaie rebaptisée non au seul euro mais à un panier représentatif des vrais échanges des pays de la Zone, avec le dollar, le yuan, la livre sterling et le yen. L’idée n’est pas nouvelle. Rien ne permet de penser aujourd’hui qu’elle ne pourrait pas recueillir un large consensus.
Il reste à évoquer une autre évolution possible. Serpent de mer depuis 1983, le projet de monnaie unique à l’échelle de la Communauté Economique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), a été renvoyé à l’horizon 2020. L’objectif est d’impulser les échanges intrarégionaux encore trop modestes et de créer une solidarité au sein de la zone. Certes les marchés financiers sur le continent sont étroits mais les possibilités de mettre à profit les effets bénéfiques de la régionalisation sont probablement plus grandes en Afrique que partout ailleurs dans le monde. Un tel élargissement ne pourra se faire que par étapes, au fur et à mesure de la maturation des économies concernées, et aussi des conquêtes démocratiques pour construire un ordre social plus ouvert.
La politique économique appelle une palette large d’instruments. La question centrale est celle du processus d’« endogénéisation financière ». Rien ne saura remplacer l’effort d’accumulation sur la base de l’épargne et des rentes intérieures, avant toute chose. L’Afrique ne pourra pas répondre à ses besoins de financement en d’infrastructures et en services sociaux exclusivement par l’intermédiaire de l’aide extérieure et par le financement sur les marchés internationaux. La mobilisation des ressources pourra notamment s’opérer par l’impôt. C’est le moyen le plus efficace et pérenne d’élargir l’espace budgétaire. La répartition de la charge se concentre encore sur les exportations et sur les importations, sur les chiffres d’affaires et les revenus d’un petit nombre d’opérateurs. C’est dire la marge de progression possible.
Le franc CFA n’est ni ange ni démon. Des propositions de réforme peuvent conduire à un changement vertueux du système en place. Une responsabilité que doivent assumer les dirigeants africains. Mais que la France peut faciliter par un discours plus cohérent, conforme à son nouveau discours sur « l’Afrique, le continent d’avenir ».