ANALYSES

Le régime de sanctions à l’encontre de la Corée du Nord

Tribune
5 septembre 2017

Dans le cadre de l’étude sur la performance des sanctions internationales (PERSAN) pour le compte du CSFRS, l’IRIS a réalisé plusieurs études de cas destinées à comprendre d’une part les mécanismes des sanctions internationales et, d’autre part, la performance de ces dernières. Un des régimes étudié était celui de la Corée du Nord. Rédigée en mars 2016 par Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS, et mise à jour en mars 2017, cette note revient sur la politique de sanctions mise en oeuvre à l’encontre de Pyongyang et tend à démontrer les limites de l’outil “sanctions” en politique étrangère.

« La Corée du Nord a été visée par différents régimes de sanctions et il conviendra de distinguer les sanctions imposées avant et après la guerre froide. Dès 1950, un premier régime de sanctions intervient, majoritairement imposées par les États-Unis entre 1950 et 1953, pendant la Guerre de Corée. Ces sanctions seront toutefois maintenues pour partie après la fin de la guerre et venaient sanctionner le régime politique nord-coréen. Elles s’inscrivaient, par conséquent, dans la division bipolaire de la guerre froide et ont eu un impact relativement limité en tant que telles car contrebalancées par le soutien d’autres pays comme, par exemple, la Chine et l’URSS.

Les sanctions post-guerre froide s’inscrivent, quant à elle, dans un contexte différent où la Corée du Nord est sanctionnée car elle est soupçonnée de vouloir mener à bien des projets de nucléaire militaire. En effet, même si elle a signé le Traité de non-prolifération (TNP) en 1985, elle refuse les inspections sur son territoire tant que les États-Unis n’auront pas retiré toutes les installations nucléaires présentes en Corée du Sud, considérées par Pyongyang comme menaçant directement sa sécurité nationale. Les États-Unis et la Corée du Sud se rapprochent espérant ainsi isoler la Corée du Nord. Lorsqu’il apparaît incontestable, à partir de 1989, que la Corée du Nord développe un programme de nucléaire militaire, l’URSS décide d’imposer des sanctions. Ce pays gèle ainsi, dès 1991, ses livraisons d’uranium et sa coopération avec Pyongyang. La suite ne sera qu’un enchaînement d’engagements à démilitariser ou arrêter son programme nucléaire, engagements qui ne seront jamais respectés et donneront alors lieu à la mise en place de sanctions qui isoleront un peu plus la Corée du Nord.

In fine, le régime de sanctions à l’égard de Pyongyang a été, depuis la fin de la guerre froide, soumis à une multitude de réajustements, voire même de retours en arrière. Si la disparition de l’Union soviétique en 1991 a considérablement affaibli Pyongyang, les accords de la KEDO (Korean Energy development Organization) de 1994, puis la Sunshine Policy instaurant une coopération renforcée entre les deux Corées en 2000 ont eu pour effet une relative mais réelle réintroduction de ce pays dans la communauté internationale. La situation politique et diplomatique s’est toutefois détériorée à partir de 2002 avec l’annonce de la reprise d’un programme nucléaire nord-coréen, concrétisée par quatre essais (2006, 2009, 2013 et 2016). Le régime de sanctions actuel est donc celui mis en place à partir de 2003 et a été l’objet de nombreux réajustements, en marge de l’activité diplomatique et des gesticulations de Pyongyang. Il fut ainsi renforcé en marge des essais nucléaires et balistiques conduits par la Corée du Nord, et assoupli à la suite de décisions politiques visant à instaurer le dialogue, comme ce fut le cas en 2007, consécutivement aux accords avec les États-Unis et à l’historique sommet intercoréen d’octobre 2007. Plus récemment, et en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un suite à la mort de Kim Jong-il en 2011, le dialogue est au point mort et de nouvelles sanctions ont été imposées.

Cependant, il convient de noter que tout au long de cette période, la nature du régime nord-coréen n’a pas été modifiée, faisant de ce pays l’un des plus isolés de la planète. Avec un indice de 1,08 sur 10, la Corée du Nord est ainsi considérée par l’indice de démocratie mis en place par la revue The Economist comme le pays le moins démocratique au monde.

Bilan économique à la veille des sanctions

Il reste difficile de faire un bilan économique des sanctions dans ce pays, les données statistiques restant très rares et toujours discutables.

Avant le régime des sanctions, et compte-tenu de la disparition de l’Union soviétique, l’économie de la Corée du Nord était déjà considérablement affaiblie par l’absence de soutiens extérieurs[1]. Même avant 1991, Moscou avait pris ses distances avec Pyongyang par manque de moyens, et divisé par quatre son aide financière dès 1988, avant de mettre un terme à l’accord sur les livraisons préférentielles de pétrole en provenance de l’Union soviétique. La fin de la guerre froide n’a fait que confirmer l’arrêt déjà engagé des aides en provenance de Moscou, et la fin de la coopération offerte par les pays du bloc de l’Est. À ce titre, il convient de rappeler que c’est surtout après la fin de la guerre de Corée, dans les années 1950, que cette aide fut importante, et permit à la Corée du Nord de retrouver une activité économique plus rapidement que la Corée du Sud (qui ne l’a rattrapée en PIB qu’au milieu des années 1970). La mise en place du Juche, la doctrine d’autosuffisance de Kim Il-sung, au début des années 1970, a eu de son côté un impact catastrophique sur l’économie nord-coréenne, et le retard sur les autres économies asiatiques n’a fait que se creuser depuis[2].

Par ailleurs, la Corée du Nord était, dès le début des années 1990, l’un des pays les plus isolés de la planète[3]. Sa situation économique était, à la veille du régime des sanctions, assez comparable à ce qu’elle est aujourd’hui, voire pire si on regarde la situation dans la deuxième moitié des années 1990, marquée par une famine chronique menaçant la majorité de la population et ce, à cause d’une insuffisance de la production agricole et les mesures prises par le gouvernement pour y remédier (autorisation de marchés informels, réforme des fermes collectives) se sont révélées insuffisantes pour réellement accroître la production.

Les conséquences économiques de ces sanctions seront importantes pour la population dont le PIB par habitant est considéré comme l’un des plus faibles de la planète, l’équivalent de 1 800$ par an et par habitant[4]. Le pays se classerait ainsi en 209e position sur 225, si tenté que l’estimation soit correcte. Le chômage touche plus d’un quart de la population alors même que la production agricole est plus qu’insuffisante pour répondre aux besoins essentiels de la population. De nouvelles réformes ont été annoncées en 2014, et visent à orienter certains secteurs vers l’économie de marché. Peu de statistiques sont disponibles pour juger de leur effet mais la croissance du PIB est restée très faible en 2015 et 2016[5].

 



Source : CIA Country Profile pour la Corée du Nord et IMF Global economic Outlook database pour données mondiales

On observe aisément l’isolement de la Corée du Nord dont le taux de croissance reste très faible comparé à la moyenne mondiale sur la période (2.5 points de moins) et totalement déconnectée de la croissance asiatique. Outre les sanctions, ce sont aussi des dépenses militaires très élevées, pour des raisons de sécurité nationale liées à l’isolement du pays mais aussi pour financer le programme nucléaire qui pénalisent incontestablement le développement économique et du niveau de vie de la population. Toutefois, le développement des échanges économiques et commerciaux avec la Chine d’une part, et le maintien d’un lien avec la Corée du Sud par le biais du site industriel de Kaesong d’autre part, placent la Corée du Nord dans une situation légèrement améliorée aujourd’hui, en dépit du régime de sanctions imposé.

 

Le régime de sanctions économiques (financières et commerciales) à l’encontre de la Corée du Nord


Cette partie traite spécifiquement du régime de sanctions économiques mis en place après la fin de la Guerre froide, en particulier depuis le début des années 2000, et qui sont pour l’essentiel encore en vigueur et ont été renforcées à plusieurs reprises.

Définition des sanctions mises en place

Essentiellement orchestrées par les États-Unis, les sanctions économiques frappant la Corée du Nord visent à affaiblir l’économie de ce pays, dans l’espoir d’une chute du régime. En 2006, Robert Joseph, alors sous-secrétaire d’État américain pour le contrôle des armements, déclarait souhaiter que les sanctions « éteignent toutes les lumières de Pyongyang »[6], et le journaliste du Monde Philippe Pons écrivait de son côté que, « à défaut d’attaquer militairement la Corée du Nord, les États-Unis s’efforcent de l’étrangler financièrement »[7]. Plusieurs puissances ont suivi le régime de sanctions américain, que ce soit des pays européens (l’Union européenne a adopté des mesures restrictives contre la Corée du Nord, mais tous les États membres, à l’exception de l’Estonie et la France, entretiennent des relations diplomatiques avec Pyongyang), le Japon ou la Corée du Sud, en particulier consécutivement à des essais nucléaires ou balistiques nord-coréens.

Les sanctions mises en œuvre par les États-Unis

Les États-Unis ont imposé des sanctions économiques et commerciales à plusieurs reprises à la Corée du Nord, en particulier après la reprise du programme nucléaire de Pyongyang en 2002. Toutefois, les premières sanctions remontent à 1950, en marge de la guerre de Corée, et ne furent partiellement levées qu’avec les accords de la KEDO en 1994, et en particulier en 2000, en parallèle à la Sunshine policy engagée par Séoul et soutenue par l’administration Clinton. Il y a ainsi deux périodes dans la politique de sanctions américaines contre la Corée du Nord, 1950 à 2000, et depuis 2001. Ces sanctions furent depuis l’objet de plusieurs phases de renforcement, notamment en 2005 et en 2016.

Les sanctions commerciales américaines se caractérisent par un embargo sur ce pays, et donc l’absence d’importations et d’exportations. Elles sont renforcées par la propagande nord-coréenne qui, depuis la guerre de Corée, met l’accent sur la nature agressive de Washington et interdit tout échange commercial avec les États-Unis, en dehors des approvisionnements convenus dans les accords de la KEDO.

Les sanctions mises en œuvre par la Corée du Sud

Dans le cas de la Corée du Sud, on ne peut pas véritablement parler de sanctions, mais plutôt d’une continuation de la guerre de Corée, pour laquelle aucun traité de paix ne fut jamais signé. Les relations entre les deux pays sont quasiment nulles, comme en témoigne le caractère infranchissable de la zone démilitarisée (DMZ) qui sert de frontière entre les deux pays depuis 1953.

Le seul lien entre les deux pays, le site de Kaesong, sert de cordon ombilical entre les économies des deux pays qui se refusent à entrer en contact trop clairement. Il est aussi le révélateur des déséquilibres et des difficultés à travailler ensemble. Ce site a été ouvert en 2000, en marge de la sunshine policy visant à améliorer la relation entre les deux pays en vue de développer la Corée du Nord, alors confrontée à une multitude de défis économiques et humanitaires.

Depuis 2000, et de manière très prononcée depuis le début des années 2010, le site de Kaesong est une sorte de baromètre de l’état du dialogue entre les deux pays. Il a ainsi été fermé à plusieurs reprises à l’occasion de crises sécuritaires, notamment suite aux essais nucléaires de 2013 et 2016. Le site a été fermé le 10 février 2016 pour une durée indéterminée, suite à au 4ème essai nucléaire et à un lancement de fusée à longue portée.

Sanctions du Japon

Le gouvernement japonais a adopté à plusieurs reprises des mesures unilatérales contre Pyongyang. Ainsi, au lendemain des tirs de missiles de juillet 2006, il interdit de procéder à des transferts de fonds vers la Corée du Nord. Il a refusé également pendant six mois l’accostage dans ses ports aux ferrys effectuant la liaison entre les deux pays. En 2005 et 2006, trois lois autorisant le gouvernement à imposer des sanctions dans plusieurs domaines sont votées. En 2004, le différend sur les Japonais enlevés par des agents de Pyongyang conduit Tokyo à décider l’arrêt de son aide alimentaire à la Corée du Nord.

Le Japon menace d’aggraver ses sanctions en cas de violation des résolutions onusiennes. Parmi les nouvelles sanctions envisagées, figurent l’arrêt de toute exportation nippone vers la Corée du Nord, le renforcement des contrôles sur les transferts d’argent entre les deux pays et l’interdiction pour les Nord-Coréens de venir au Japon.

La Corée du Nord est paradoxalement en position de force par rapport à Tokyo. Cela est notable au niveau de la menace que fait peser l’État proliférant, mais aussi au niveau des pressions que le régime nord-coréen peut exercer. Pyongyang est ainsi une sorte de révélateur des carences de Tokyo et des limites de la puissance japonaise dans sa région. Les exemples de ces limites ne manquent pas. Suite à un énième tir de missile nord-coréen, le Japon a notamment adopté, en 2009, des sanctions (il s’agissait surtout du report de la levée de certaines sanctions et de l’établissement d’un dialogue diplomatique, envisagé en 2008) contre le régime de Pyongyang. Elles restèrent sans effet, et ne purent faire pression sur le régime nord-coréen, payant l’absence de relations. La stratégie diplomatique reste la seule possibilité offerte au Japon, ayant perdu ses moyens de pression économique et commerciale à l’égard d’un régime totalement isolé[8].

L’impact des sanctions sur l’économie nord-coréenne

Victime collatérale mais principale de l’aventurisme de ses dirigeants et des sanctions économiques mises en place pour le condamner, la population nord-coréenne souffre d’une malnutrition devenue chronique. À la fin des années 1990, après une famine résultant d’un collectivisme inefficace et de sanctions internationales sévères, le taux de malnutrition aiguë s’élevait à 16% de la population[9]. Aujourd’hui, ce chiffre est redescendu à 7%, si on tient compte des chiffres des ONG, ce qui est un progrès considérable mais traduit, dans le même temps, l’incapacité du régime à assurer l’essentiel pour sa population. Le taux de malnutrition chronique est encore plus révélateur, avec plus de 60% de la population affectée au tournant du millénaire, et encore près de 40% aujourd’hui ! À cela s’ajoute une sous-alimentation qui touche quasiment l’ensemble de la population, et dont les enfants sont les premières victimes, avec des retards de croissance, et un taux de décès infantile qui est de loin le plus élevé de la région. Notons ici que la malnutrition fut le principal motif poussant de nombreux Nord-Coréens à fuir leur pays en traversant la rivière Tumen, le long de la frontière chinoise. Jusqu’au milieu des années 1990, on ne comptait en effet que quelques centaines de citoyens de ce pays ayant fui, la grande majorité étant des diplomates ou des officiels en déplacement à l’étranger. Mais face à la famine, le nombre de réfugiés augmenta très sensiblement (au début des années 2000, le nombre de réfugiés nord-coréens accueillis en Corée du Sud passe de quelques dizaines par an à plusieurs centaines, pour dépasser 3 000 à partir de 2012), forçant même la Chine à renforcer les dispositifs de contrôle à sa frontière.

Les conséquences démographiques de ces sanctions furent exceptionnellement dramatiques. Selon les estimations à Séoul, la Corée du Nord aurait ainsi perdu un dixième de sa population, soit plus de deux millions de personnes, du fait de la famine dans les années 1990[10]. À l’exception de ceux qui furent frappés par des conflits, aucun État ne fut confronté à une telle saignée depuis la fin de la Guerre froide. Les récits et témoignages sur cette période se recoupent, et font état d’une situation catastrophique. Le traumatisme est réel au sein de la population, mais le régime n’a pas pour autant lâché du lest. Paradoxalement, la famine a, dans un premier temps, eu pour effet d’affaiblir le contrôle des pouvoirs publics, et de permettre la mise en place d’un « système D » marqué par des cultures illégales, ou encore des marchés improvisés, auxquels les Nord-Coréens généralement « nourris » par le parti du travail n’étaient pas habitués. Mais, rapidement, Pyongyang y vit un risque de chaos, renforça les contrôles et tourna finalement les économies souterraines à son profit.

Certains s’interrogent sur les effets contre-productifs des sanctions, qui affaiblissent la population, mais renforcent dans le même temps le régime. « À court terme, je ne crois pas que les sanctions auront un impact très important. Elles auront des répercussions symboliques et politiques », estime Park Young-Ho, chercheur de l’Institut coréen pour l’unification nationale, avant d’ajouter que « mais avec le temps, elles auront un impact négatif sur l’économie qui pourrait amener le gouvernement nord-coréen à surenchérir avec un nouvel essai[11] ». Il est en effet fort probable que, face à des sanctions qui rendent la vie encore plus difficile à son peuple, le régime nord-coréen ne se décide à pousser le chantage encore plus loin, soit en procédant à de nouveaux essais, soit en déployant des missiles balistiques dotés d’armes nucléaires. Après cinq essais nucléaires conduits par deux dirigeants différents, et dont deux au cours de la seule année 2016, il est difficile de croire à la fin d’un cycle. On peut même imaginer d’autres paliers que le régime franchirait lors d’une crise future, comme le déploiement d’un arsenal et de vecteurs stratégiques, tels que des missiles balistiques transportant des armes nucléaires. S’il est quasi impossible de savoir combien de temps cela prendrait à Pyongyang, il convient de reconnaître que la Corée du Nord dispose de compétences indiscutables dans ce domaine, et que cela ne constitue dès lors en rien une perspective inatteignable.

De l’avis général, les sanctions économiques n’ont eu quasiment aucun impact sur la classe dirigeante, qui n’en souffre pas directement[12]. Ni même sur la « Corée du Nord utile », en d’autres termes, Pyongyang, qui bénéficie de conditions de vie nettement supérieures au reste du pays. Comme il est entendu que les dirigeants nord-coréens n’ont que faire des souffrances du peuple, il serait discutable et très contre-productif de s’entêter dans une stratégie qui a totalement échoué, sinon à accentuer la détresse d’un peuple déjà réduit au minimum.

L’autre problème de ces sanctions réside dans leur application. Si les regards se tournent presque naturellement de manière incessante vers la Chine, accusée de poursuivre un partenariat étroit avec Pyongyang, c’est en Corée du Nord même que les sanctions ont eu des conséquences profondes sur le fonctionnement de l’économie, le régime s’adaptant à l’isolement dont il fait l’objet.

Alors que les entreprises d’État ne fonctionnent qu’à 30% de leurs capacités en raison des pénuries d’énergie et que la Corée du Nord souffre de famine, les entreprises privées sont tolérées par « permission administrative », et l’on assiste à l’émergence d’une classe de nouveaux riches issus des élites qui contrôlent le marché noir, le trafic des devises, les droits de transit, l’exportation des produits marins, la contrebande des produits de consommation et la dîme prélevée sur les « investissements étrangers » que la Corée du Nord tente d’attirer dans différentes zones économiques spéciales. Dans l’agriculture, les terres privées sont aujourd’hui tolérées et la production, commercialisée sur des marchés libres qui se tiennent quotidiennement, dépasserait de très loin la production officielle. Ces marchés libres, qui fournissent plus de 70% des biens de consommation échangés en Corée du Nord, permettent également d’écouler les produits de consommation massivement importés de Chine au travers d’un commerce frontalier plus ou moins légal en pleine croissance. Là aussi, les idées reçues sont souvent fausses. La Corée du Nord a une activité économique, et la surenchère des sanctions n’est pas parvenue à l’affecter de façon décisive, mais a simplement eu pour effet d’en diversifier les sources de revenus, incluant le marché noir et la contrebande.

Eléments de conclusion

L’annonce de nouvelles sanctions, certes logique et attendue, consécutivement aux essais nucléaires, est généralement reçue avec un grand scepticisme de la part des observateurs de la situation politique et humanitaire en Corée du Nord. D’une part, il est difficile de se réjouir devant la perspective de voir plus de 23 millions de personnes faire les frais de l’attitude de leurs dirigeants, et dès lors, on ne peut que déplorer une attitude aussi radicale, bien que justifiée, de la part de la communauté internationale. D’autre part, il convient de s’interroger sur l’efficacité de telles méthodes, qui n’en sont pas à leur coup d’essai.

« La Corée du Nord est déjà très habituée à la pauvreté. Le pays peut recevoir une aide, au moins pour survivre, de la part de pays comme la Chine », estimait il y a quelques années Nam Sung-Wook, professeur à l’université de Corée, à Séoul[13]. En d’autres termes, rien ne servirait de s’acharner sur un pays déjà très fortement marqué par la famine, et sur lequel les sanctions n’ont plus aucun effet. Il est vrai que, depuis la fin de la Guerre froide, la Corée du Nord a vu concomitamment ses soutiens disparaître et de nouvelles sanctions la frapper. Cela n’a pas eu les effets escomptés, le régime se maintenant et passant même le cap de l’après Kim Il-sung, où d’aucuns voyaient la fin du clan Kim.

La Chine reste aujourd’hui le principal soutien du régime nord-coréen grâce à une aide économique sans doute conséquente, même si aucune information, concernant sa nature et son montant réel, n’est dévoilée. Cette aide s’élèverait à plus de 10 milliards de dollars par an, mais des estimations plus réalistes ramènent ce chiffre à quelques centaines de millions de dollars par an, essentiellement sous forme d’énergie et de nourriture. Quels que soient les chiffres, la Chine est aujourd’hui le principal partenaire commercial de la Corée du Nord, notamment en ce qui concerne les ressources énergétiques et minières, qu’elle exploite dans des quantités importantes. Cela signifie également que Pékin fait partie des États qui perfusent l’économie nord-coréenne[14]. Les multiples récits des réfugiés font état d’une augmentation sensible des produits en provenance de Chine accessibles en Corée du Nord depuis quelques années, ce qui semble confirmer cette perception[15].

 

Les régimes de sanctions politiques et diplomatiques à l’encontre de la Corée du Nord


La Corée du Nord est le pays le plus frappé de sanctions politiques et diplomatiques, qui ont pour effet de l’isoler totalement de la communauté internationale, en dépit de son statut de pays membre de l’ONU. Plusieurs pays, dont les États-Unis et la France[16], n’ont pas de relations diplomatiques avec Pyongyang. Ainsi, si les sanctions économiques qui frappent la Corée du Nord sont bien connues, c’est au niveau des sanctions diplomatiques que ce pays présente une singularité.

Définition des sanctions mises en place

Quand des inspections de l’AIEA révélèrent, en 1993, des activités suspectes et que Pyongyang menaça de quitter le TNP, la résolution 825[17] du 11 mai 1993 appela la Corée du Nord à renoncer à se retirer du TNP et à « honorer ses obligations dans le domaine de la non-prolifération ». Les négociations aboutirent finalement au gel du programme nucléaire en échange de fournitures pour la mise en place du nucléaire civil, et la Corée du Nord ne quitta pas le TNP, dans le cadre des accords de la KEDO de 1994. Ces accords furent finalement dénoncés en 2002, en marge de l’annonce de la relance du programme nucléaire nord-coréen, et Pyongyang quitta unilatéralement le TNP.

La résolution 1540[18] du 28 avril 2004 contre la prolifération nucléaire, quant à elle, oblige les États membres à adopter des législations « interdisant à tout acteur non étatique de fabriquer, de se procurer, de transporter ou d’utiliser des armes nucléaires, chimiques ou biologiques ». Il leur est aussi demandé de poursuivre les trafiquants ou revendeurs d’armes de destruction massive et ceux qui les financent. La Chine a obtenu que disparaisse la demande faite aux États de participer à l’Initiative de sécurité contre la prolifération (PSI), une disposition qui rassemble une coalition de 16 pays. Ceux-ci sont d’accord pour arraisonner en mer les bateaux soupçonnés de transporter des matériaux suspects.

Tout en approfondissant la coopération économique et culturelle avec la Corée du Nord, les États européens ont initié un dialogue avec Pyongyang sur les droits de l’homme, non sans quelques résultats, y compris sur des cas individuels. En avril 2003, se rapprochant des États-Unis selon les autorités nord-coréennes, l’Union européenne a fait adopter par la Commission des droits de l’homme de l’ONU une résolution dans laquelle « la Commission [des droits de l’homme] se déclare profondément préoccupée par les violations systématiques, massives et graves des droits de l’homme en République populaire démocratique de Corée, notamment : la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, les exécutions publiques, l’imposition de la peine de mort pour des raisons politiques, l’existence d’un grand nombre de camps pénitentiaires et le recours très fréquent au travail forcé, ainsi que le non-respect des droits des personnes privées de liberté ; toutes les restrictions graves et incessantes aux libertés de pensée, de conscience, de religion, d’opinion et d’expression, de réunion pacifique et d’association et à l’accès de tous à l’information, et les limitations imposées à quiconque souhaite circuler librement à l’intérieur du pays et voyager à l’étranger ; les mauvais traitements et la discrimination dont sont victimes les enfants handicapés ; ainsi que la violation constante des libertés et droits fondamentaux des femmes »[19].

Enfin, la résolution 1695[20] du 15 juillet 2006 exigea que la Corée du Nord « suspende toutes les activités liées à son programme de missiles balistiques ». Elle demande à tous les États membres « d’empêcher les transferts de missiles et de matières, de biens et de technologies liés aux programmes de missiles ou d’armes de destruction massive » de Pyongyang.

Impact des sanctions politiques et diplomatiques

Les sanctions politiques et diplomatiques frappant la Corée du Nord ne furent jamais poussées à l’extrême. Ce pays est resté membre des institutions internationales, et à l’exception de quelques pays, dont les États-Unis et la France, les relations diplomatiques furent maintenues avec l’essentiel des États. Il est aussi important de rappeler qu’elle n’est membre d’aucune organisation économique, donc, complètement isolée dans la mondialisation, sauf peut-être dans sa relation avec la Chine.

Eléments de conclusion

Depuis la fin de la Guerre froide et l’extrême isolement dont elle fait l’objet, la Corée du Nord rencontre des difficultés chroniques avec sa politique étrangère. Force est de constater que le régime n’est pas apprécié à l’extérieur et se retrouve même, selon les circonstances, dans la ligne de mire des faucons à Washington. La Corée du Nord faisait partie des Rogue States, des États-voyous pour les néo-conservateurs américains, et, dans une moindre mesure, de ceux de Tokyo et Séoul. Pour remédier à ce problème, les dirigeants nord-coréens sont passés maîtres dans l’art de pousser la négociation jusqu’à ses limites, multipliant les effets d’annonces et les démentis, afin de semer le doute chez l’adversaire, et de se placer en position de force en anticipant les points à l’ordre du jour des différentes rencontres diplomatiques. Il s’agit ni plus ni moins d’une stratégie de survie qui remonte à la disparition de l’Union soviétique et n’a fait que se décliner depuis, de diverses manières, selon les circonstances et la marge de manœuvre de Pyongyang[21].

Il convient de reconnaître que cette stratégie de la négociation « à la limite » est la seule possible pour le régime nord-coréen. Les capacités tant économiques que militaires sont limitées, l’armement dépassé, à tel point que la « menace » de Pyongyang se résume essentiellement au risque humanitaire d’un effondrement du régime et des flots de réfugiés qui en résulteraient. On constate d’ailleurs que le nombre de réfugiés qui ont été accueillis en Corée du Sud, a progressé de manière exponentielle à la fin des années 1990, tandis qu’il était au préalable très faible, voire proche de zéro. De nos jours, ce sont environ 3 000 Nord-Coréens (sur une population totale de 24,9 millions) qui, chaque année, trouvent refuge en Corée du Sud, auxquels s’ajoutent ceux qui restent en Chine ou se dirigent vers d’autres pays. Si ces chiffres coïncident avec le renforcement des sanctions, les mauvaises récoltes et les privations grandissantes, ils ne font que confirmer un lien de cause à effet entre famine et départs.

L’absence de relations diplomatiques avec Pyongyang de la part de pays comme les États-Unis et la France prive enfin ces États d’un levier politique dans les négociations avec le régime nord-coréen, et montre les limites du régime de sanctions diplomatiques et politiques dès lors que la relation est quasi nulle

 

Les régimes de sanctions symboliques à l’encontre de la Corée du Nord


Les sanctions frappant la Corée du Nord visent à faire céder les dirigeants. C’est pourquoi de nombreuses sanctions, émanant notamment du Conseil de Sécurité de l’ONU, ciblent directement la classe dirigeante.

Définition des sanctions mises en place

Le Conseil de Sécurité de l’ONU a adopté plusieurs résolutions imposant des sanctions à la Corée du Nord, dont les résolutions 825 (1993), 1540 (2004), 1695 (2006), 1718 (2006), 1874 (2009), 1887 (2009), 2087 (2013), 2094 (2013), 2270 (2016), 2321 (2016) ainsi que les déclarations de son président des 6 octobre 2006 (S/PRST/2006/41), 13 avril 2009 (S/PRST/2009/7) et 16 avril 2012 (S/PRST/2012/13).

La résolution 1718[22] du 14 Octobre 2006, qui impose des sanctions à la Corée du Nord après son essai nucléaire du 9 octobre 2006, ouvre une nouvelle ère dans le traitement des activités commerciales et financières de la Corée du Nord. Elle indique que :

  • les États membres doivent inspecter le fret nord-coréen ;

  • les États membres doivent geler ses fonds voués aux armes nucléaires, biologiques ou chimiques ;

  • les dirigeants nord-coréens sont frappés d’une interdiction de voyager à l’étranger ;

  • un embargo sur les « articles de luxe » est décrété à l’encontre du régime nord-coréen.


Quant aux résolutions 2270[23] du 2 mars 2016 et 2321[24] du 30 novembre 2016, elles viennent considérablement renforcer le dispositif de sanctions.

Le 2 mars 2016, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté à l’unanimité la résolution 2270, à l’initiative des États-Unis, renforçant le régime de sanctions internationales frappant les dirigeants nord-coréens[25]. Cette résolution faisait suite aux essais nucléaire et balistique nord-coréen de janvier et février 2016.

En vertu de cette résolution, et pour la première fois, les pays membres de l’ONU seront tenus d’inspecter toutes les marchandises en provenance et à destination de la Corée du Nord. Ils devront aussi interdire aux navires soupçonnés de transporter des cargaisons illégales vers la Corée du Nord de faire escale dans leurs ports. Et la résolution impose de nouvelles restrictions aux exportations nord-coréennes afin de limiter la capacité du régime à financer ses programmes militaires. Elle interdit ainsi les exportations de charbon, de fer et de minerai de fer, sauf si les revenus générés sont utilisés pour la « subsistance » de la population nord-coréenne. En ce sens, cette résolution cible les dirigeants. Pyongyang aura aussi interdiction de vendre de l’or, du titane et des minerais rares utilisés dans la haute technologie, et ne pourra plus se procurer de carburant pour l’aviation et pour les fusées.

La résolution renforce les restrictions bancaires existantes et les pays seront tenus de bloquer tout avion soupçonné de transporter des marchandises en contrebande vers la Corée du Nord. La liste noire des individus et entreprises sanctionnés pour leur implication dans le développement par Pyongyang d’armes nucléaires et balistiques s’allonge avec 16 personnes et 12 entités – dont l’agence spatiale nord-coréenne (NADA) – supplémentaires. Les diplomates nord-coréens « impliqués dans des activités illicites » devront être expulsés et les dignitaires du régime ne pourront plus se procurer montres de luxe ou jet-skis.

Ces mesures seront encore renforcées par la résolution 2321 du 30 novembre 2016, prise après un 5ème essai nucléaire nord-coréen le 9 septembre. L’embargo sur le charbon et les ressources minières sera renforcé et suit dans les faits puisque le 18 février 2017, la Chine annonce l’arrêt de ses importations de charbon en provenance de Pyongyang, et ce jusqu’au 31 décembre 2017.

Compte-tenu de l’actualité de ces nouvelles sanctions, il est trop tôt pour en tirer des enseignements, mais elles renforcent les dispositifs déjà existants. Certains les considèreront ainsi comme les sanctions les plus dures imposées sous l’égide du Chapitre VII de la Charte. En effet, elles viennent notamment :

  • Renforcer les embargos sur les armes, puisque le Conseil de sécurité a étendu les mesures déjà prévues à des articles inscrits sur une nouvelle liste d’armes classiques à double usage.

  • Renforcer les inspections de cargaisons à destination de la Corée du Nord.

  • Élargir la liste des sanctions ciblées à l’encontre de personnes et d’entités. De 2009 à 2016, elle est passée de 5 personnes et 11 entités à 39 personnes et 42 entités.


De leur côté, les États-Unis ont également, en marge des activités proliférantes de Pyongyang, adopté des sanctions unilatérales visant des personnes physiques ou morales. Le 28 juin 2005, le Président George W. Bush a signé l’Executive Order 13382[26] qui permet aux Départements de la Justice, du Trésor et d’État d’interdire toute transaction entre les États-Unis et des personnes physiques ou morales participant à des activités de prolifération. L’Executive Order 13382 désigne aussi huit entités de Corée du Nord, d’Iran et de Syrie qui ne peuvent plus accéder aux systèmes financier et commercial américains[27]. La menace que ces entités sont censées représenter est aussi signalée à la communauté internationale. Pour la Corée du Nord, il s’agit de la Korea Mining Development Trading Corporation, de la Tanchon Commercial Bank et de la Korea Ryonbong General Corporation[28]. En mars 2006, le département du Trésor a désigné deux personnes supplémentaires : la société suisse Kohas AG et son président, Jakob Steiger. Le Département du Trésor soupçonne Kohas AG de servir d’intermédiaire en Europe pour l’acquisition de technologie par l’armée nord-coréenne, et d’avoir fourni à cette dernière des biens à usage militaire. Près de la moitié des parts de la société serait, en outre, détenue par la Korea Ryonbong General Corporation.

La section 311 du Patriot Act de 2001 permet de son côté au Département du Trésor de couper du système économique américain une entité désignée comme étant préoccupante en matière de blanchiment. Les mesures potentielles comprennent l’obligation pour les institutions financières américaines de mettre fin à toute relation avec l’entité désignée, ce qui a pour effet de protéger le système financier américain des abus, mais aussi de notifier à toutes les institutions financières du monde l’existence d’un risque. En septembre 2005, le Département du Trésor s’est appuyé sur la section 311 pour désigner la Banco Delta Asia de Macao, qui fournissait des services au gouvernement et à des sociétés de Corée du Nord depuis 20 ans. Les États-Unis soupçonnent certaines de ces sociétés d’activités illégales telles que la contrefaçon de monnaie, le trafic de drogue, la fabrication et la distribution de fausses cigarettes et de faux produits pharmaceutiques, et blanchiment des recettes associées.

Impact et éléments de conclusion

Malgré les embargos, les trafics restent bien organisés en Corée du Nord. La tolérance non officielle des entreprises privées nourrit une très forte corruption qui constitue le principal revenu d’élites de type mafieux formant une véritable économie de cour autour du clan de Kim Jong-Il. Ces élites se sont enrichies grâce au trafic de devises auxquelles les voyages à l’étranger leur donnent parfois accès, au marché noir des produits alimentaires provenant de l’aide internationale et au commerce illégal de produits de consommation tels que les automobiles ou les produits électroménagers, officiellement introuvables dans le pays[29]. Par ailleurs, ce fonctionnement familial mafieux s’appuie sur une interprétation pour le moins discutable d’un confucianisme officiel qui a profondément marqué une société coréenne très sinisée. Selon ces principes, le service de la famille, du clan familial et du dirigeant suprême l’emporte sur toute notion du bien commun. En dépit des sanctions, l’élite au pouvoir possède, par ailleurs, de nombreux comptes et biens à l’étranger, y envoie ses enfants poursuivre des études internationales et vit elle-même une partie de l’année hors du territoire nord-coréen, comme en a témoigné l’arrestation à Disneyland Tokyo en 2000 du fils de Kim Jong-Il, Kim Jong-Nam, qui voyageait en famille avec un faux passeport dominicain ou que son assassinat le 13 février 2017, à l’aéroport de Kuala Lumpur.

En outre, C.Portela estimait[30], l’embargo sur les biens de luxe est assez peu efficace et on constate une augmentation des importations de la Corée entre 2006 et 2007. En effet, la résolution des Nations unies ne s’accompagnait pas d’une liste d’objets touchés par la mesure et l’initiative était laissée aux États. Les définitions étaient différentes : des pays comme l’Australie et le Japon ont publié une liste mais pas la Chine et la Corée du Sud. Pour M.Noland[31], il semblerait que l’embargo ait eu peu d’effets sur les importations de produits de luxe de la Chine, principal partenaire commercial de la Corée du Nord. Si la résolution de 2013 des Nations unies précise la liste des biens qui sont sous embargo, il est difficile aujourd’hui de connaitre son efficacité. Il apparait toutefois qu’il existe dans la capitale de la Corée du Nord des boutiques qui vendent des produits de luxe importés[32].

En outre, et comme illustré sur les graphiques ci-dessous, les échanges commerciaux de la Corée du Nord avec la Chine et la Corée du Sud ont tendance à augmenter sur la période 2000-2008, même si l’impact des mesures de 2007 est noté.

Enfin, les sanctions économiques et politiques dont fait l’objet la Corée du Nord ne se sont pas accompagnées de sanctions sportives (la Corée du Nord participe à toutes les compétitions internationales), et si les relations culturelles sont très réduites, elles ne sont pas non plus marquées par des sanctions significatives et susceptibles d’impacter le régime.

Analyse globale de l’impact des régimes de sanctions

L’impact des sanctions frappant la Corée du Nord est sans appel. Ce pays souffre d’une malnutrition chronique, et le manque de moyens de subsistance, déjà très fort dans la capitale, est considérable dans le reste du pays. Cependant, compte-tenu de l’isolement très marqué dont faisait l’objet ce pays avant que le régime des sanctions ne se mette en place, il est difficile d’en mesurer en détail la responsabilité dans les difficultés qu’a rencontrées la population.

Contrairement aux idées reçues, les dirigeants nord-coréens n’ont pas de raison de se réjouir de la situation sanitaire précaire du pays. Il serait faux de croire qu’afin de mieux contrôler le pays, le régime affame délibérément son peuple, pour lui ôter toute tentation de révolte. Les effets des sanctions sont, en revanche, utilisés à des fins de propagande. Les grandes famines des années 1990 font ainsi l’objet d’un travail de mémoire auquel est invité la population par le biais de slogans rappelant les années difficiles, ou de films (souvent produits par Kim Jong-Il) montrant les désastres dans la population. Refusant toute responsabilité, le régime sort, bien entendu, grandi de tels tableaux sinistres, et s’en sert même pour mieux mobiliser la population contre les puissances étrangères, seules coupables des maux de la Corée. En octobre 2004, en collaboration avec l’UNICEF et le PAM, le Central Bureau of Statistics (Bureau central des statistiques) et l’Institute of Child Nutrition (Institut pour l’alimentation infantile) du gouvernement nord-coréen ont effectué une étude sur l’alimentation infantile et maternelle à partir d’un large échantillon de Nord-Coréens. Les résultats, catastrophiques, alimentent un discours de propagande visant à victimiser le régime. Cependant, si la famine sert les dirigeants nord-coréens, elle ne les arrange pas, car elle les place en position de quémandeurs sur la scène internationale, ce qui constitue en soi un véritable sacrifice pour un régime qui avait la prétention de pouvoir vivre en autarcie. D’où la question que de nombreux experts se posent : quel rôle la famine peut-elle jouer dans l’affaiblissement, voire la disparition, du régime[33] ?

C’est sur les questions alimentaires que les sanctions semblent le plus efficaces (si ce terme est approprié), la Corée du Nord ne parvenant pas à nourrir sa propre population. De nombreux experts, conscients de la situation sanitaire déplorable en Corée du Nord, estiment que le meilleur moyen d’aider la population consisterait à pratiquer une guerre économique intense, en stoppant toute aide économique, mais surtout alimentaire, au régime de Pyongyang. Cela aurait certes un effet désastreux sur la population civile, mais ce serait le meilleur moyen de stopper sa longue agonie. En d’autres termes, il s’agirait de provoquer un électrochoc et de précipiter la chute du régime en rendant les conditions de vie encore plus impossibles qu’elles ne le sont déjà.

D’un point de vue tactique, l’argument se défend. Il est en effet fort probable que le régime ne survivrait pas à une famine généralisée. En comparaison, les problèmes alimentaires chroniques que connaît la population depuis la fin de la Guerre froide ne seraient rien. Les dirigeants nord-coréens sont conscients de ce risque, et c’est la raison pour laquelle ils gardent toujours une porte ouverte à des négociations leur permettant d’obtenir une aide alimentaire, même au plus fort de la crise diplomatique. Le scénario d’un véritable blocus, certes moralement peu défendable devant la communauté internationale et des ONG ne faisant pas de distinction – on ne saurait d’ailleurs que les en féliciter – entre un « bon » et un « mauvais » coréen, aurait toutes les chances de réussir, même s’il est difficile de savoir au bout de combien de temps, et donc après quelles souffrances.

Mais les effets pourraient être terribles, et l’agonie du peuple nord-coréen ne cesserait pas avec la disparition de ses dirigeants. À Séoul et – dans une moindre mesure – à Pékin, on est conscient qu’une catastrophe humanitaire serait le pire scénario. La Corée du Nord compte 25 millions d’habitants, soit la moitié de la population sud-coréenne. Malgré des efforts considérables que l’on pourrait assimiler à un véritable sacrifice, il serait quasiment impossible d’empêcher ce problème de devenir la plus grande catastrophe humanitaire contemporaine. Les voisins de Pyongyang n’y sont pas préparés, et ne veulent pas prendre ce risque.

Par ailleurs, un tel scénario est moralement peu défendable. Doit-on, pour se débarrasser d’une équipe au pouvoir, sous prétexte de la nature du régime (et non du tort qu’il cause à ses voisins), sacrifier la population civile ? Il est hautement probable que face à la décision d’affamer le peuple nord-coréen, l’opinion publique internationale ne se lève pour condamner un cynisme digne des régimes autoritaires. Les démocraties peuvent difficilement se permettre d’adopter des méthodes propres aux barbares et aux dictatures sans se mettre à dos leur opinion publique. Dans le cas du sacrifice des Nord-Coréens, les protestations seraient certainement de très grande ampleur.

« Les temps ont changé » pourraient soupirer les nostalgiques d’une époque où Washington imaginait, dans ses plans de victoire contre le Japon en 1945, un blocus hermétique de l’archipel ayant pour objectif d’affamer la population, et de la pousser à se soulever contre ses dirigeants[34]. Mais rien n’indiquait alors de façon définitive que les Japonais se seraient rebellés contre leur empereur. Et les mêmes doutes persistent sur les Nord-Coréens, qui ne voient pas nécessairement dans la famille Kim des affameurs, mais incriminent plutôt la communauté internationale. La propagande n’est évidemment pas étrangère à cette perception. Et puis, faut-il le rappeler, le Japon de 1945 était un agresseur, responsable de la mort de millions de civils, et qui était disposé à jouer son va-tout dans la guerre qui l’opposait aux États-Unis. Or, la Corée du Nord n’est pas en guerre, et n’a pas, au cours des soixante dernières années, agressé ses voisins, à l’exception de quelques escarmouches. Toute comparaison serait donc déplacée. Ainsi, les sanctions les plus récentes, comme les résolution 2270 et 2321 du Conseil de sécurité de l’ONU, ciblent les dirigeants et mentionnent même la nécessité de ne pas porter de préjudice à la population, pour éviter une détérioration de la situation humanitaire déjà catastrophique de ce pays. Mais dans les faits, de telles initiatives ciblées sont-elles susceptibles d’avoir un impact décisif, sachant que ce n’est pas la première fois que les dirigeants nord-coréens sont directement visés par les sanctions ?

Reste le constat sévère que les sanctions sont globalement inefficaces contre Pyongyang, et que leur coût humain fut très élevé, en comparaison de résultats politiques nuls, voire même négatifs. Faut-il y voir une spécificité nord-coréenne ? Sans doute non. À ce titre, le cas nord-coréen n’est pas un dilemme pour le régime des sanctions, il n’est finalement qu’une preuve supplémentaire des limites de celui-ci. »

[1] Benoît Quennedey, L’économie de la Corée du Nord, Paris, Les Indes Savantes, 2011. Preuve des carences auxquelles est confrontée la Corée du Nord est lancée, en 1991, la campagne « ne mangeons que deux repas par jour », et les estimations sont que la production réelle était de l’ordre de 4 à 5 millions de tonnes par an, et que le déficit était de l’ordre de 2 millions de tonnes.
[2] Sur la Corée du Nord pendant la guerre froide, lire Jean-Pierre Brulé, La Corée du Nord de Kim Il-sung, Paris, Barré-Dayez, 1982 ; et Seong Chang Cheong, Idéologie et système en Corée du Nord : de Kim Il-Sông à Kim Chông-Il, Paris, L’Harmattan, 1997.
[3] Judith Banister et Nicolas Eberstadt, The Population of North Korea, Berkeley, University of California, 1992; et Pascal Dayez-Burgeon, La dynastie rouge. Corée du Nord 1945-2014, Paris, Perrin, 2014.
[4] Estimation en parité de pouvoir d’achat de la CIA, WorldFactbook, North Korea country profile pour 2014
[5] Chanlett-Avery E, Rinehart I E, Nikitin MB D, North Korea: U.S. Relations, Nuclear Diplomacy, and Internal Situation, Congressional Research Service, January 15, 2016)
[6] Cité dans Selig S. Harrison, “In a Test, a Reason to Talk”, The Washington Post, 10 octobre 2006.
[7] Philippe Pons, « Les États-Unis tentent d’asphyxier financièrement le régime de Pyongyang », Le Monde, 27 avril 2006.
[8] Hiroyasu Akutsu, “Japan’s North Korea Strategy: Dealing with New Challenges”, CSIS, Washington, 2014.
[9] Camille Laporte, L’aide au développement en Corée du Nord, Paris, L’Harmattan, 2012.
[10] Entre 1995 et 1997, la famine aurait causé officiellement 200 000 morts ; entre un et deux millions et plus selon les ONG. Lire FAO/WFP, Crop and Food Security Assessment Mission to the Democratic People’s Republic of Korea, Food and Agriculture Organization/World Food Programme. 2013.
[11] Park Young-ho, “South and North Korea’s Views on the Unification of the Korean Peninsula and Inter-Korean Relations”, Paper presented at the 2nd KRIS-Brookings Joint Conference on « Security and Diplomatic Cooperation between ROK and US for the Unification of the Korean Peninsula », January 21, 2014: http://www.brookings.edu/~/media/events/2014/1/21-korean-peninsula-unification/park-young-ho-paper.pdf
[12] Lire notamment Robert Pape subsequently responded back to the rebuttal in “Why Economic Sanctions Still Do Not Work,” International Security 23, No. 1 (Summer 1998), pp. 66-77; Mark Manyin, “Japan-North Korea Relations: Selected Issues”, CRS Report for Congress Congressional Research Service, Washington DC, 2003; Ruediger Frank, “The Political Economy of Sanctions Against North Korea”, Asian Perspective, Vol. 30, n°3, 2006, pp. 5-3; Gary Clyde Hufbauer et Jeffrey J. Schott, Economic Sanctions Reconsidered: History and Current Policy (Washington, DC: Peterson Institute for International Economics [IIE], 3ème edition, 2007; et Marcus Noland, “The (Non-) Impact of UN Sanctions on North Korea”, Asia Policy, no. 7, janvier 2009.
[13] Nam Sung-Wook, “Food Security in North Korea and its Economic Outlook”, Department of North Korean Studies, Seoul, Korea University, 2004.
[14] Victor Cha, “China’s newest province”, New York Times, 19 décembre 2011.
[15] Dong-Ryul Lee, “China’s policy and influence on the North Korea nuclear issue: denuclearization and/or stabilization of the Korean peninsula?”, Korean Journal of Defense Analysis, Vol. 22, n°2, juin 2010, pp. 163-181.
[16] A noter que la France est le seul pays de l’Union européenne, avec l’Estonie, à ne pas entretenir de relations diplomatiques officielles avec la Corée du Nord.
[17] Résolution du Conseil de sécurité des Nations unies,
http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/825(1993)
[18] Résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/1540%20(2004)
[19] Commission des Droits de l’homme de l’ONU.
[20] Résolution du Conseil de sécurité des Nations unies,
http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/1695%20(2006)
[21] Daniel Byman et Jennifer Lind, “Pyongyang’s Survival Strategy”, International Security, Vol. 35, n°1, été 2010, pp. 44-74. Lire également Antoine Bondaz, « Provoquer pour survivre : la stratégie nord-coréenne face à un environnement hostile », in Pierre Journoud (dir.), La guerre de Corée et ses enjeux stratégiques de 1950 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2013, pp. 393-406.
[22] Résolution du Conseil de sécurité des Nations unies,
http://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=S/RES/1718%20%282006%29&referer=http://sc.iborn.net/en/sanctions/1718&Lang=F
[23] Résolution du Conseil de sécurité des Nations unies,
http://undocs.org/fr/S/RES/2270(2016)
[24] Résolution du Conseil de sécurité des Nations unies,
http://undocs.org/fr/S/RES/2321(2016)
[25] Pour la version complète de cette résolution : http://www.un.org/press/en/2016/sc12267.doc.htm
[26] Executive order, https://www.state.gov/documents/organization/135435.pdf
[27] Sur cette question, lire Bruce Cumings, Ervand Abrahamian et Moshe Ma’oz, Inventing the Axis of Evil: The Truth About North Korea, Iran, And Syria, New York, New Press, 2006.
[28] Executive Order 13382 du 28 juin 2005 (« Blocking Property of Weapons of Mass Destruction Proliferators and Their Supporters »), Maison Blanche, Washington DC, 29 juin 2005: http://georgewbush-whitehouse.archives.gov/news/releases/2005/06/20050629.html
[29] Victor D. Cha, The Impossible State. North Korea, Past and Future, New York, Ecco, 2012.
[30] Portela C (2014) The EU’s Use of ‘Targeted’ Sanctions Evaluating effectiveness. CEPS working documents No. 391 / March 2014
[31] Noland, M. (2009), “The non-impact of UN sanctions on North-Korea”, Asia Policy, No. 7, National Bureau of Asian Research, pp. 61–88.
[32] Ford, G. (2009), “North Korea in transition”, Soundings, Vol. 43, No. 1, pp. 125–134.
[33] Lire notamment Stephen Haggard et Markus Noland, Famine in North Korea, New York, Columbia University Press, 2007.
[34] Ce scénario imaginé par les officiers de l’US Navy, qui s’opposait aux plans d’invasion de l’US Army avec un débarquement du type de celui effectué en Normandie en juin 1944, fut finalement délaissé au profit de l’utilisation de l’arme nucléaire.

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Extrait de l’étude PERSAN, portée par Sylvie Matelly, Carole Gomez et Samuel Carcanague de l’IRIS, avec la collaboration de Philippe Barbet et Julien Vauday du CEPN de l’Université Paris 13, pour le compte du CSFRS.

En savoir plus sur l’étude PERSAN : RÉSUMÉ RAPPORT FINALTYPOLOGIE ET ÉTUDES DE CAS

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