ANALYSES

La BCE comme palliatif à la crise politique européenne

Tribune
19 avril 2017
Depuis le début de la crise de l’euro, de nombreux commentateurs déplorent l’incapacité des gouvernements européens à s’entendre et à élaborer une réponse de fond aux failles de l’union monétaire. Dans le même temps, la Banque centrale européenne (BCE) offre un rare symbole d’unité et de maîtrise technique. En l’absence d’accord entre gouvernements sur un nouveau modèle de coopération, les politiques expansionnistes de la BCE ne servent pas seulement à ramener l’inflation vers sa cible de 2%, mais constituent également un palliatif politique. L’action de la Banque centrale nourrit l’idée que les institutions européennes parviennent bon an mal an à faire front face à l’euroscepticisme croissant et aux « médias anglo-saxons », de façon à préserver la dynamique d’intégration.

Alors qu’il devenait clair, dès 2011, que Berlin n’accepterait pas le type de mutualisation des dettes publiques réclamée par de nombreux partisans de la monnaie unique, ces derniers semblèrent dès lors partir en quête de nouveaux symboles d’unité. En 2012, quand Mario Draghi – alors fraîchement nommé à la tête de la BCE – parvint à impressionner les marchés obligataires par la menace rhétorique d’une action illimitée, visant à maîtriser les taux d’emprunt des États, de nombreux observateurs saluèrent cette prouesse comme le signe de l’émergence d’une communauté politique. Lorsque deux ans et demi plus tard, il finit par mettre concrètement en œuvre un programme d’achats, certains allèrent même jusqu’à estimer que la BCE était devenue, de facto, le « gouvernement » de l’union monétaire.

Ces attentes politiques, quelque peu décalées, témoignent de la confusion qui demeure concernant la nature et l’horizon temporel des programmes d’intervention monétaire au sein de la zone euro. Alors que l’union monétaire et l’ensemble de l’Union européenne (UE) font face à de sévères déséquilibres productifs et à la menace d’une désintégration politique, la croyance dans une forme d’omnipotence de la Banque centrale permet de retarder les décisions cruciales quant à l’avenir de l’euro. L’action de la BCE est réciproquement fragilisée par le fait qu’elle sert autant une vision politique, aujourd’hui ébranlée, qu’un objectif monétaire.

Avant 2012, la BCE avait été fortement critiquée pour son adhésion stricte à la doctrine de la Bundesbank. Son président de l’époque, Jean-Claude Trichet, appliquait cette approche avec une méticulosité qui nourrissait l’angoisse des marchés mondiaux ; réaction qui avait même tendance à s’aggraver lorsqu’il cherchait à les rassurer… Le passage à l’activisme monétaire sous la présidence de M. Draghi a apporté un certain apaisement aux institutions européennes, qui avaient été critiquées pour leur gestion défaillante de la crise de l’euro. Dans le même temps, la Banque centrale semble être devenue otage d’une sorte de symbolisme politique, alors que l’Europe ne parvient pas à substituer un mode de coopération robuste à l’ambition d’une union toujours plus étroite.

Non seulement le Brexit menace d’initier un mouvement plus large de désagrégation politique au sein de l’UE mais de plus, les divergences fondamentales entre pays fondateurs empêchent un rééquilibrage de long terme au sein de la zone euro. La vague populiste mondiale suit en réalité des schémas nationaux variés. En Europe, les différences politiques sous-jacentes sont exacerbées par le populisme, sur une base nationale. Le fossé idéologique qui sépare les mouvements populistes français et allemands illustre cette tendance de long terme, que la BCE doit prendre en compte mais qu’elle ne peut toutefois compenser.

Alors que Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont en commun avec l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) une hostilité à la monnaie unique, les populistes français et allemands divergent clairement concernant leur approche économique plus générale. Alors que Le Pen et Mélenchon suivent une approche étatiste inspirée des politiques interventionnistes d’après-guerre, l’AfD suit une version particulière de l’ordolibéralisme ; une doctrine initialement conçue sur les ruines du nazisme pour empêcher le gouvernement d’exploiter les institutions économiques à des fins politiques. La réappropriation actuelle de l’ordolibéralisme par l’extrême droite allemande se focalise sur l’idée d’empêcher les transferts vers les pays du Sud de la zone euro.

L’Allemagne a grandement profité de la création de l’euro. Depuis Gerhardt Schröder, la stratégie des gouvernements successifs consistant à abaisser ou contenir les coûts salariaux unitaires nominaux (au moyen de politiques visant à la stagnation salariale et à une inflation basse davantage qu’à des gains de productivité) a permis aux entreprises allemandes, dès le début des années 2000, de gagner rapidement des gains de marché sur leurs concurrents étrangers. Après avoir été désigné pendant plusieurs années comme « l’homme malade de l’Europe » à cause de son processus de réunification difficile, le pays est finalement parvenu à accroître son excédent commercial et à faire reculer le chômage.

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La crise de l’euro ayant contraint de nombreux pays européens à un ajustement brutal, la croissance des exportations allemandes a dès lors de plus en plus reposé sur les marchés non européens, grâce notamment à l’affaiblissement du taux de change de l’euro. L’idée de partager le fardeau de la dette avec les pays du Sud de l’Europe reste taboue pour une large majorité d’allemands. Berlin a pris part aux programmes de sauvetage controversés non pas par enthousiasme pour un idéal politique, mais essentiellement pour éviter un éclatement de la monnaie unique, qui aurait été particulièrement défavorable à son économie.

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L’excédent courant spectaculaire du pays à près de 9% du PIB (ou quasiment 300 milliards de dollars, plus que celui de la Chine), des investissements relativement bas à 19% mais surtout une épargne élevée à presque 28% du PIB, illustrent l’effet de distorsion qu’engendre cette situation pour l’économie mondiale. La généralisation progressive de ce modèle à la zone euro aggrave naturellement cet effet. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les déséquilibres internes à l’Europe soient devenus une source d’inquiétude à l’échelle mondiale.

Au-delà du statut d’icone de Mario Draghi auprès des responsables nationaux et européens, demeure la dure réalité d’un profond fossé entre l’Allemagne réunifiée et ses partenaires européens, la France et l’Italie en particulier. Cette situation entre en collision avec le rêve de l’administration dans ces pays d’une grande construction politique qui les débarrasserait une fois pour toute des problèmes de taux de change et de fuite des capitaux. La monnaie unique a fonctionné à l’inverse de ces attentes. Le rôle de la BCE comme étendard d’un idéal d’union politique participe d’une stratégie qui vise à contourner les failles de la zone euro.

Le succès de la BCE à redonner des couleurs à la zone euro a résulté autant de son programme de relance monétaire en tant que tel, que de la dépréciation massive de l’euro qu’il a entraînée. En raison du climat politique, ce programme a dû attendre sept années de crise pour être mis en place, à un moment où l’offre de crédit s’était déjà stabilisée. Alors que ces achats de dette gonflent le bilan de la banque centrale et les réserves excédentaires du système bancaire, ils sont de peu d’efficacité lorsqu’il s’agit de réorienter ces montagnes de liquidités vers les entreprises productives à court de capitaux.

La BCE perd progressivement la marge de manœuvre qu’elle avait difficilement gagnée. Elle est simultanément utilisée comme symbole politique par les gouvernements et institutions qui observent leur propre relégation et subit les pressions croissantes de l’Allemagne en vue d’un démantèlement du programme d’achat de dette, à des fins de politique nationale. L’adhésion à l’activisme monétaire au sein d’un large segment de l’élite européenne ne permet pas de dissimuler la faille politique fondamentale qui est désormais mise à nu par des tendances populistes divergentes.
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