18.12.2024
Libye : quelles solutions pour éviter le basculement dans une troisième guerre civile ?
Interview
24 mars 2017
Quelle est la situation actuelle des différentes forces en présence en Libye ?
Aujourd’hui, la situation est extrêmement mouvante et volatile mais on peut observer que deux grandes forces se dégagent. D’un côté, l’armée du général Khalifa Belqasim Haftar, originaire de Tobrouk, représente officiellement l’armée nationale, légaliste et loyaliste. Cette dernière constitue la force la plus disciplinée, la plus organisée et la mieux équipée. Cependant, il est paradoxal que le maréchal Haftar n’ait pas reconnu le gouvernement de monsieur Fayez al-Sarraj qui siège près de Tripoli, lui-même pourtant reconnu par la communauté internationale.
D’autre part, la deuxième grande force est celle des islamistes, très composite et divisée. Ces derniers sont présents à la fois à Tripoli mais également à Benghazi et à Syrte. Il faut également ajouter l’organisation terroriste de Daech qui reste présente sur l’ensemble de la Libye tripolitaine et cyrénaïque. Même si l’organisation a connu un certain nombre de revers militaires ces derniers mois, elle reste une force avec laquelle il faut compter et probablement avec laquelle il faudra composer dans une perspective de règlement général de ce conflit.
Après avoir démis Kadhafi en 2011, quelle posture adoptent aujourd’hui les puissances occidentales ? La Russie peut-elle bousculer les règles du jeu diplomatique ?
Ce sont la France et la Grande-Bretagne qui avaient déclenché la guerre en avril 2011. À l’époque, les raisons évoquées par ces deux pays étaient dites purement humanitaires, alors que la ville de Benghazi s’était soulevée contre le régime du colonel Kadhafi. Londres et Paris ont cependant totalement dévoyé la résolution 1973 des Nations unies, qui stipulait seulement une no-fly zone. Cette dernière consistait à bombarder les colonnes de l’armée libyenne, qui s’apprêtait à réprimer la population de Benghazi. En réalité, la France, la Grande-Bretagne et l’OTAN sont allées bien au-delà de ce mandat. Tout d’abord parce qu’elles ont effectué un déploiement des troupes au sol. Deuxièmement parce qu’elles ont éliminé le colonel Kadhafi et fait tomber son régime, sans avoir au préalable préparé une solution alternative. Or, c’est bien ce qui a conduit la Libye au chaos dans lequel elle est plongée aujourd’hui. Il semble aussi très probable et imminent que le pays bascule dans une troisième guerre civile. L’Occident porte donc une énorme responsabilité, à la fois politique mais également morale, dans la situation libyenne.
Par ailleurs, lors du débat aux Nations unies en 2011, les Russes et les Chinois n’avaient pas opposé leur véto à cette expédition militaire. Ils avaient plutôt accepté de se laisser faire et s’étaient donc abstenus. Aujourd’hui, les deux pays sont extrêmement méfiants, voire pour la Russie très en colère contre l’Occident de voir qu’elle a été trompée. C’est ce qui explique aujourd’hui que Pékin et Moscou soient, non pas des ennemis, mais plutôt des adversaires des intérêts occidentaux, à la fois sur le terrain syrien, irakien et libyen. Concernant la Libye, il est indéniable qu’il faille aujourd’hui compter avec la Russie sur l’ensemble de la Méditerranée orientale, allant de la Syrie jusqu’au Maroc. Moscou est en effet devenue un acteur très important en Libye puisque la Russie vient de déployer des forces spéciales pour soutenir le maréchal Haftar, dont elle est l’alliée. Le maréchal a d’ailleurs effectué plusieurs séjours dans la capitale russe et le gouvernement de Poutine lui apporte aussi un soutien important en termes de conseillers militaires, qui sont aujourd’hui présents sur le terrain libyen.
Les pays voisins de la Libye semblent de plus en plus se mobiliser en faveur d’une solution politique en Libye. Quel rôle jouent ces puissances régionales concernées ? Peuvent-elles réussir là où les Nations unies ont échoué ?
Les pays du Maghreb présentent des atouts que l’ONU n’a pas : ils n’ont pas participé à cette guerre en Libye et ils y étaient même très largement défavorables, bien qu’évidemment on ne leur ait pas demandé leur avis. L’Égypte est très proche du maréchal Haftar qu’elle soutient militairement, logistiquement et même diplomatiquement. La frontière entre l’Algérie, la Libye et la Tunisie, qui s’étale sur plus de 1 500 kilomètres, inquiète également du fait de sa porosité mais les alliances n’y sont pas très claires. L’Algérie représente tout de même un acteur ancien et important, qui sait exactement ce qui se passe sur le terrain et qui peut agir sur certains acteurs, notamment sur les islamistes dits modérés (c’est-à-dire qui ont une vision très intra-libyenne et non pas internationaliste de ce conflit).
Au-delà du Maghreb, le maréchal Haftar jouit également du soutien des Émirats arabes unis. Le président tchadien, Idriss Déby, a quant à lui très clairement déclaré à plusieurs reprises qu’il était très en colère de l’attitude de la France, pourtant un pays ami. Le Tchad est aussi extrêmement inquiet concernant sa frontière à l’Est avec la Libye, de peur que ne dégénèrent sur son territoire les conflits ethniques ancestraux qui n’ont jamais été réglés entre Touaregs et Toubous. La Turquie et l’Arabie saoudite jouent également un rôle important. Quant au Qatar, il fournit beaucoup d’argent à la coalition Fajr Libya (« Aube de la Libye »), qui contrôle la capitale Tripoli et différents bâtiments administratifs.
Il est donc nécessaire de tenter de coaliser toutes les énergies pour parvenir à une solution politique négociée entre les différentes factions libyennes. Que ce soit l’Algérie, le Maroc, le Tchad, la Tunisie, l’Egypte, tous ont des atouts à faire valoir. Toute la complexité et la difficulté aujourd’hui en Libye consiste à trouver des interlocuteurs fiables, qui soient capables de tenir leurs engagements. Or, les intérêts des factions libyennes sont extrêmement mouvants parce que ces dernières ne reposent pas sur cette idée d’intérêt général, qui est très couramment partagée en Europe et même au Maghreb. Il n’existe donc pas de conscience collective en Libye et c’est ce qui rend extrêmement difficile aujourd’hui d’avoir des interlocuteurs fiables. En réalité, on observe dans le pays davantage une démarche de type tribale ou culturelle, plutôt que la projection de la Constitution et de la construction d’un futur État libyen. L’opération est donc très difficile et cela risque « d’ensabler » la situation dans le pays, qui menace aussi aujourd’hui de déborder chez ses voisins algériens, égyptiens ou tunisiens.
Face à cette multitude d’acteurs régionaux ou lointains, il est donc absolument nécessaire de parvenir à trouver des points de convergence entre ces acteurs secondaires, afin qu’ils pèsent en faveur d’une solution inter-libyenne.