ANALYSES

Les incohérences économiques des « trumperies » à l’heure de la mondialisation et du multi-partenariat

Tribune
1 février 2017
Les mesures prises par décret – et les responsables choisis aux postes stratégiques – sont en phase avec les annonces de la campagne et les « trumperies » ou les « faits alternatifs » de Donald Trump. Elles occupent les médias en poursuivant sa victoire en termes de communication. Elles détricotent les politiques que son prédécesseur avait difficilement mises en place du fait de l’opposition du Congrès. Elles font penser à un enfant qui cherche à détruire sur la plage le château de sable de son rival qui l’aurait humilié. Les textes qui avaient mis des années à être élaborés sont effacés par une signature dont la taille est à la mesure de l’ego du personnage.

Sur le plan géopolitique, les décrets traduisent une grande incohérence. Donald Trump s’oppose à la Chine mais la favorise en supprimant l’accord de partenariat transpacifique (TPP). Il sanctionne les victimes du terrorisme, victimes également des politiques américaines mais refuse de s’en prendre au terreau du djihadisme ou aux Etats qui le favorisent (notamment l’Arabie saoudite). Les mesures prises dans le domaine du climat attestent également de cette incohérence. Les décrets contre les réfugiés, les propos en faveur du Brexit, ceux contre les Européens, les Mexicains ou les musulmans engendrent des manifestations populaires et des réponses des Etats humiliés. Les mesures très conservatrices au niveau de la société sont durablement assurées compte tenu du basculement stratégique de la Cour suprême. Les réactions s’effectuent aussi bien sur le plan politique, éthique que juridique. Les trumperies n’ont pas, jusqu’à présent, conduit à des positions fortes de l’Union européenne ou des organisations internationales. Les diplomates sont désarçonnés par la communication immédiate et le langage des tweets.

La voix des économistes se fait en revanche peu entendre, du moins en Europe, alors que les « prix Nobel » Paul Krugman ou Joseph Stiglitz sont présents dans le débat. La critique du libre-échange, le « patriotisme » économique et le primat donné au politique sur l’économie sont en phase avec les économistes critiques mettant l’accent sur les fractures liées à la mondialisation libérale et prônant un retour à la souveraineté nationale. Les experts sont souvent considérés par les opinions et les partis « populistes » comme faisant partie du « système » et des élites et des défenseurs de la mondialisation libérale. Le minimum de consensus sur des raisonnements de base de l’économie est souvent absent chez les économistes qui, de plus, parlent une langue peu compréhensible. Les informations vérifiées ont fait faillite dans un monde de « post-truth » et de « fake news ». Or, les économistes ont, depuis leurs origines, cherché à comprendre le monde non pas comme un gâteau que l’on partage et dont les parts des uns se font aux dépens des autres. Ils ont plutôt cherché à démontrer que la taille du gâteau peut évoluer en fonction d’un certain nombre de facteurs. Les parts de chacun peuvent croître même si elles sont asymétriques. Sous certaines conditions, « nul ne gagne que l’autre ne gagne ». Il importe de dissocier les représentations simplistes immédiates des fausses évidences des analyses distanciées prenant en compte la complexité. Lier la production, le commerce, la monnaie et la finance, implique d’intégrer les rapports de force, les représentations et la confiance, les effets d’interdépendance et les incertitudes liées à des effets de système. Les interdépendances conduisent à des résultats contre-intuitifs.

L’objet de ce papier est ainsi de mettre l’accent sur les incohérences économiques des déclarations et des décrets du nouveau président américain, au regard de la complexité de la globalisation, des enseignements consensuels du raisonnement économique et de certains faits vérifiés et non pas « alternatifs ».

Les coups de menton, les mesures unilatérales d’une puissance, les liens avec les lobbies financiers, pétroliers et militaro-industriels, peuvent doper à court terme l’économie des Etats-Unis et dynamiser sa bourse (le Dow Jones est à plus de 20.000 points). La confiance, le volontarisme, la dérèglementation, le non-respect des accords internationaux peuvent évidemment libérer des énergies, réduire des carcans et favoriser à court terme la croissance et l’emploi. Le FMI a, ainsi, réévalué les prévisions de croissance des Etats-Unis du fait de l’effet Trump. Ce pays incarne une puissance hégémonique. Les mesures prises par ses dirigeants, par définition, ne sont pas applicables à l’échelle planétaire (émissions de gaz à effets de serre, financement de la dette, importance du marché intérieur, protectionnisme, rôle du dollar, etc.). Mais, la représentation nationaliste, raciste, affairiste, « tweeteriste » de M. Trump n’est pas en phase avec le monde économique, les relations multilatérales et le multi-partenariat géopolitique même s’il exprime certaines failles de ce monde. Celui-ci est devenu interdépendant, tout en étant asymétrique et caractérisé par des fractures sociales et territoriales du fait notamment de la puissance du monde de la finance, des multinationales, de la militarisation des puissances, notamment émergentes, mais également des nouvelles technologies. La vision manichéenne du monde et le regard dans le rétroviseur, privilégiant la « vieille économie » aux dépens de la nouvelle économie liée aux révolutions technologiques, conduisent à des incohérences, à des effets de retour non intégrés, à une incertitude et à une imprévisibilité à moyen et long terme. Nous privilégierons quelques dossiers.

Le plan de relance et la dette américaine

Les annonces de baisse des impôts et de plans de relance par des investissements d’infrastructures supposent un accord de la Chambre des représentants alors que les Républicains avaient contraint Barack Obama à réduire le déficit budgétaire. La dette fédérale a dépassé 100% du PIB américain et se rapproche, en janvier 2017, des 20.000 milliards de dollars. Les Etats-Unis en tant que puissance économique dominante ont des atouts qui ont peu à voir avec ce que seraient des politiques de relance des Etats européens souverains et l’explosion de leur dette en dollars s’ils sortaient de la zone euro. Le dollar est une monnaie de réserve, de transaction et de valeur refuge. Les « non-résidents » ont joué un rôle important dans le financement de la dette, notamment par les achats des bons du Trésor. L’épargne mondiale est aujourd’hui mobilisable à des taux d’intérêt limité. Les effets d’annonce de Trump et les soutiens des lobbies pétroliers, financiers et militaro-industriels ont fait exploser Wall Street. Ils peuvent attirer les capitaux extérieurs et participer à des financements privés-publics.

Il importe toutefois de prendre en compte certaines tendances structurelles. Les réserves des pays émergents pétroliers et asiatiques se réduisent. La tendance prévisible est celle de la hausse des taux d’intérêt. Le secteur privé tend à se substituer au secteur officiel et les résidents l’emportent sur les non-résidents dans le financement de la dette fédérale (investisseurs institutionnels mutual funds, fonds de pension, assurance). Les détentions de la dette américaine sont de plus en plus volatiles avec motif de spéculation (différentiel de rendements) se faisant aux dépens des motifs de précaution (réserves de change). L’attractivité des capitaux extérieurs est fonction également d’un climat de confiance que les tweets et les décrets racistes peuvent limiter.

La discrimination identitaire et les multinationales américaines

Les décrets reposant sur des identités communautaires vis-à-vis des immigrés mexicains ou des réfugiés venant de pays musulmans, à l’exception des minorités chrétiennes, sont évidemment en contradiction avec les valeurs historiques d’une terre d’immigration, avec la Constitution et les conventions internationales. Ils peuvent scandaliser les consciences morales. Ils soulèvent un tollé général des Démocrates et de Barack Obama, ont conduit au limogeage de la ministre de la Justice par intérim et ont obligé à changer la règle concernant, non pas le territoire de naissance, mais la nationalité des réfugiés. Du point de vue de la realpolitik, ils sont en contradiction avec les pratiques des multinationales qui sont multiculturelles et qui visent à utiliser les compétences mondiales. Les multinationales correspondent à plus de 2/3 du commerce mondial. Elles se positionnent sur les nouvelles technologies. Aux Etats-Unis, elles se trouvent au cœur du dynamisme de la Silicon Valley, des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) et de la nouvelle économie en compétition avec les oligopoles mondiaux. Les discriminations et humiliations de certains pays conduisent à réduire leur marché pour les multinationales américaines (cf. l’Iran). La double protection contre les marchandises et les travailleurs étrangers, outre leur côté contradictoire, ne peut que toucher à la fois les secteurs innovants à la recherche de compétences mondiales, les multinationales dans des secteurs basiques (cf.la riposte de Starbucks disant embaucher 10.000 réfugiés) et les petits métiers générateurs d’activités de base, disposant d’une main d’œuvre étrangère à bas coût.

L’unilatéralisme versus le régionalisme et le multilatéralisme

Les crises du multilatéralisme commercial au sein de l’OMC avaient conduit à une généralisation des accords régionaux. Le protectionnisme de Trump est en rupture avec la position de la majorité des Républicains. Le raisonnement en termes de droits de douane et de balance commerciale ignore que la protection est aujourd’hui essentiellement non-tarifaire et que les effets de la protection supposent une analyse fine par segments productifs des chaînes de valeur régionales ou mondiales. En s’en prenant au multilatéralisme et aux accords régionaux, la première puissance mondiale ne peut que renforcer les compétitions commerciales, les mesures de représailles et de rétorsions, ainsi que l’application d’une loi du plus fort sans règles. La politique unilatérale de protectionnisme, ou bilatérale d’accords commerciaux entre Etats, répond à une attente des perdants américains de la mondialisation, exprime des rapports de force qui peuvent, à court terme, favoriser la puissance dominante. Elle est cependant en totale contradiction avec les enseignements de la théorie économique, le contexte de mondialisation et les acceptations des règles internationales. Elle repose sur une vision mercantiliste de l’économie en termes de balance commerciale et du monde concurrentiel des affaires où « nul ne gagne que l’autre ne perd ». Elle répond à des intérêts de territoires ou à des catégories de personnes dépendantes de la vieille économie et victimes de l’innovation destructrice et – mais elle ne prend pas en compte les coûts et avantages au niveau macro-économique – les activités innovantes et les interdépendances existant au niveau transnational. Le partenariat trans-pacifique (TPP) visait à isoler la Chine et l’Inde au sein du monde pacifique. Sa remise en question offre un boulevard, notamment à la Chine et en partie à l’Inde, pour dominer cette zone pacifique. L’accord de l’Alena avait été signé pour freiner la pression migratoire venant du Mexique, en contrepartie d’investissements des firmes américaines dans les zones frontalières, les maquidalloras. A défaut de l’avoir supprimé, l’accord a réduit le flux migratoire. Il a également permis une réduction des prix des produits importés et d’accroître le marché américain et donc, globalement, la création d’emplois. La remise en question de l’Alena, en dehors du fait qu’elle implique des délais, menace la division du travail bénéfique aux Etats-Unis et interdit toute prévisibilité pour les décideurs économiques. Elle favorise donc des comportements opportunistes à court terme de la part des acteurs économiques.

Le protectionnisme commercial, la FED et le cours du dollar

Dans une vision nationaliste et mercantiliste de guerre commerciale, de protectionnisme inflationniste et de confusion entre la balance commerciale et la balance des paiements, Donald Trump veut un dollar faible assurant la compétitivité des entreprises localisées aux Etats-Unis. Or, les mesures prévues pour financer les investissements d’infrastructure, l’attractivité des capitaux, la protection commerciale, comme la création d’emplois dans un quasi plein emploi (chômage de 4,7%), ne peuvent que favoriser une hausse des prix, des salaires et des taux d’intérêt. La Fed risque de favoriser une hausse des taux pour freiner l’inflation et donc de dollar fort. Celui-ci risque de conduire à une crise de la dette des pays émergents et européens qui peuvent l’emporter sur les effets de compétitivité.

La dérégulation financière et les menaces d’une crise systémique

Il faut être prudent sur les mesures effectives de dérégulation financière que prendra Donald Trump malgré – voire à cause – de ses liens avec Goldman Sachs et Wall Street. L’histoire ne repasse pas toujours les plats. La question de la régulation est mondiale et les Etats-Unis ont une place centrale du fait du rôle du dollar dans le système financier international et de la part prépondérante des bons du Trésor américain dans les réserves internationales du reste du monde. Les déclarations de Trump en faveur de la dérégulation financière, de la fin du carcan limitant la croissance et l’emploi, ainsi que les prévisions de hausse du taux d’intérêt, ont évidemment dopé les actions des banques. Après les mesures enclenchées par Reagan en 1981, remettant en question la régulation financière mise en place par Roosevelt lors de la grande crise, les Démocrates (Bill Clinton) comme les Républicains (George W. Bush) avaient contribué à cette dérégulation jusqu’à la crise des subprimes et la banqueroute de Lehman Brothers en 2007-2008. L’explosion de la dette publique avait permis de sauver le système financier. Le Dodd-Frank Act d’Obama avait alors visé à éviter une crise systémique, elle s’accompagnait de la règle Volcker, limitant la spéculation des banques en se délestant des placements financiers spéculatifs.

La « relocalisation » des « vieilles » industries et le mythe de la création d’emplois

La politique d’Obama avait conduit à un quasi plein-emploi même si, bien entendu, il existait des zones sinistrées par la désindustrialisation. Les mesures prises vont raréfier le travail et augmenter les coûts salariaux dans un contexte inflationniste, tout en favorisant certaines vieilles industries. Les mesures d’attractivité par la baisse des impôts conduisent à des recréations d’emplois dans des secteurs menacés mais elles ont globalement des effets négatifs au niveau national. Le monde économique est celui des chaînes de valeur et non des importations et exportations nationales. Certains segments productifs d’industries « relocalisées » comme l’automobile peuvent être créateurs d’emplois mais les industries légères bénéficiant de faibles coûts de transport, ou les industries innovantes liées aux nouvelles technologies, sont insérées dans des chaînes de valeur. Les droits de douane ont pour effet de taxer la valeur ajoutée.

Les mesures pro-réchauffement climatique et l’accord sur le climat

Les déclarations, les choix des responsables et les mesures prises (grosses cylindrées, oléoducs, etc.), ont évidemment pour conséquence de renforcer le modèle énergivore, carboné, générateur d’externalités très négatives. Ils constituent un contre-exemple par rapport aux avancées des pays réticents (Canada, Russie, pays pétroliers). Ils contribueront vraisemblablement à accroître les catastrophes naturelles aux Etats-Unis et donc les coûts pour les sociétés d’assurance. Les décisions favorables au réchauffement climatique contribueront également à donner le leadership technologique aux pays investissant dans les nouvelles énergies, à commencer par la Chine.

Beaucoup d’inconnues demeurent. Le modèle proposé par Trump fait abstraction de toutes les interrogations du monde scientifique sur la durabilité de l’American way of life et les limites de l’American first. La politique est un art de compromis. La paix durable suppose que les forts n’humilient pas les faibles (Clausewitz). Le monde des affaires, mesuré à l’aune du dollar et des milliardaires, n’est pas un modèle de gestion d’un pays dans un monde complexe. La division devient profonde au sein des citoyens américains. Le devenir du monde dépendra des politiques des grandes puissances émergentes et de l’Union européenne. Les « trumperies » sont des opportunités notamment pour l’Europe pour se ressaisir, si la régulation de la mondialisation génératrice de fractures progresse mais également si les nationalismes étroits et les populismes ne l’emportent pas.
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