21.11.2024
Le Brésil en soldes démocratiques
Presse
17 décembre 2016
Le Brésil depuis plusieurs mois solde ses principes démocratiques. Le rabais finalement consenti le 31 août 2016, les conditions de destitution de la présidente Dilma Rousseff, a dévalorisé l’État de droit. Il est à bien des égards exemplaire. Il est exemplaire en raison de sa globalité, économique, sociale, politique, morale. Il est exemplaire aussi parce qu’il résonne avec d’autres accidents et passe-droits démocratiques en Amérique latine — au Honduras par exemple en 2009 et au Paraguay en 2012. Il rejoint quelque part, ce qui ajoute à son exemplarité, les discours jetant les valeurs démocratiques par-dessus bord entendus pendant les campagnes présidentielles des États-Unis, en 2016, et de France, au tournant des années 2016 et 2017. Ici au Brésil, et là aux États-Unis, en France, mais la liste est extensible, on solde le socle de la vie commune en démocratie — Élections, Libertés, Constitutions et Lois fondamentales. Les divergences partisanes alimentent la quête de raccourcis démocratiques permettant de gagner le pouvoir au plus court.
Pour l’instant en Europe, en France, il s’agit, encore, de discours mis en scène sur le réseau des canaux d’information de masse. Le Brésil, en revanche, a une longueur d’avance dans le dévoiement des principes démocratiques. Un président, Michel Temer, a pris les rênes du pouvoir sans consultation électorale. Le chef de l’État élu en 2014 par les Brésiliens, Dilma Rousseff, a été rayé des cadres institutionnels, par les parlementaires élus avec elle il y a deux ans. Le Brésil a donc connu une alternance politique, à mi-mandat, sans vote populaire. Le Brésil aurait-il ouvert la boîte de Pandore des soldes démocratiques, en Amérique du Sud, et peut-être au-delà dans les démocraties historiques bousculées par les vents puissants de la mondialisation ?
Destitution éclair de la présidente La durée est la caractéristique première du choc démocratique brésilien. Le tour de passe-passe démocratique a été mené tambour battant. La présidente Dilma Rousseff (PT/parti des travailleurs), élue le 26 octobre 2014, a pris ses fonctions exécutives le 1er janvier 2015. Elle a été destituée le 31 août 2016 à l’issue d’un procès pour « crime de responsabilité », c’est-à-dire d’un crime contre la Constitution. La procédure, ouverte par un vote du Congrès le 17 avril 2016, a été achevée par le Sénat le 31 août 2016. 367 députés sur 513 ont voté au Congrès le 17 avril 2016 l’ouverture d’une procédure contre la présidente. 61 sénateurs sur 81 ont voté le 31 août 2016 la destitution.
La deuxième caractéristique de cette guerre politique éclair porte sur la méthode. L’alternance, bien que rapide, n’a pas eu la brutalité d’un coup d’État traditionnel. L’instance qui s’est saisie, a instruit et conduit la procédure est l’un des éléments fondamentaux de tout système démocratique, le Parlement. La procédure, en effet, a été instruite et le jugement prononcé par le pouvoir législatif. Congrès et Sénat brésiliens, comme la présidente, tirent leur légitimité du vote des électeurs. La procédure a été de bout en bout conforme à ce que prévoit la Constitution brésilienne, qui donne au législatif des compétences judiciaires pour mettre en examen un chef d’État qui aurait violé la Loi fondamentale.
Pourtant, l’esprit des lois a dès le départ été instrumentalisé à des fins politiques et personnelles. Le motif de la destitution, l’absence d’aval parlementaire autorisant le remboursement retardé de dépenses relevant du budget à des banques publiques par l’Exécutif est réel. Mais la sanction est disproportionnée. D’autres présidents ou gouverneurs d’État ont ainsi jonglé avec les comptes publics. D’autres avant Dilma Rousseff ont rectifié la présentation du budget a posteriori. Le parlement et ses commissions compétentes pouvaient exprimer leurs remontrances par d’autres canaux. La gêne des juges-parlementaires a été, de façon révélatrice, perceptible de bout en bout. Pratiquement aucun des députés ayant voté le 17 avril 2016 la mise en accusation de la présidente n’a invoqué un manquement « criminel » à la Constitution. Et le 31 août 2016, au terme de la procédure, de façon incohérente le Sénat a voté la destitution de la présidente. Puis a annulé par la suite les conséquences logiques de ce vote, telles que prévues par la Loi fondamentale, la suspension des droits politiques de tout président condamné pour violation de la Constitution pendant huit ans. Il est vrai que Dilma Rousseff à aucun moment n’a été soupçonné de corruption. Alors que son procès en destitution s’est déroulé sur un fond de mises en examen d’élus suspectés d’enrichissement personnel ou de financement illégal de campagnes électorales par des grandes entreprises publiques et privées. Le PT a été le premier visé par ces procédures. Ultérieurement les instructions engagées ont mis en évidence une corruption universelle, affectant tous les partis politiques. Selon l’association Transparence internationale, 56 % des sénateurs ayant participé au vote de destitution de la présidente pour crime de responsabilité font l’objet d’enquêtes pour corruption (12 PMDB [Parti du mouvement démocratique brésilien] ; 7 PSDB [Parti de la social-démocratie brésilienne] ; 5 PT ; 4 PR [Parti de la République] ; 4 PP [Parti progressiste]). Le Jornal do Brasil réduit ce chiffre à 41 sénateurs faisant l’objet de poursuites sur 81 (10 PMDB ; 4 PP ; 7 PSDB ; 2 PT ; 1 PDT [Parti démocratique travailliste] ; 4 PSB [Parti socialiste brésilien] ; 4 PR ; 2 DEM [Démocrates] ; 1 PSC [Parti social chrétien] ; 1 PRTB [Parti rénovateur travailliste brésilien] ; 2 PSD [Parti social-démocratique] ; 1 PcdoB [Parti communiste du Brésil] ; 1 PTB [Parti travailliste brésilien] ; 1 non inscrit).
Des faits personnels ont été le déclic initial. La destitution a été engagée le 8 décembre 2015 sur initiative du président du Congrès, Eduardo Cunha (PMDB), quelques heures après sa mise examen par la commission d’éthique du Congrès pour faits de corruption. D’autre part, si les ministres membres du PMDB ont démissionné, après la rupture de la coalition majoritaire, le vice-président, Michel Temer, pourtant tenu par les décisions de son parti, seul est resté à son poste. Il est vrai qu’en cas d’incapacité du/de la présidente, il revient au vice-président d’assurer l’intérim. Michel Temer n’aurait jamais eu sans cela la possibilité d’accéder par voie électorale à la magistrature suprême.
La justice a été très offensive. Mais a-t-elle été équitable dans sa chasse à la corruption ? N’a-t-elle pas ciblé avec une plus grande célérité les affaires concernant les élus du PT ?
L’ex-président Lula a été tiré de sa maison par la police le 4 mars 2016 à 6 h du matin, sur ordre d’un juge. Alors qu’il n’avait pas reçu de convocation préalablement comme pourtant le prévoit le Code pénal brésilien. La comptabilité de l’Institut Lula a été soumise à des vérifications concernant l’utilisation de ses fonds le 30 août 2016. Dans les deux cas la télévision la plus regardée au Brésil, celle du groupe Rede Globo, était présente. Comment a-t-elle pu ainsi bénéficier d’une information privilégiée ?
En revanche, l’ex-président (PMDB) du Congrès, Eduardo Cunha, détenteur via sa famille de comptes bancaires non déclarés en Suisse (les données de ces comptes ont été communiquées par la Suisse aux autorités compétentes brésiliennes) a certes été démis de sa présidence, mais gardait en septembre encore le privilège de son immunité parlementaire. Michel Temer, élu avec Dilma Rousseff, est donc solidaire des décisions budgétaires qui ont été prises, d’autant plus qu’il n’a pas voulu démissionner. Il n’a pourtant fait l’objet d’aucune poursuite pour « crime de responsabilité ». Quatre de ses ministres, ont été contraints à la démission. Mais José Serra, ministre des Affaires étrangères (PSDB), n’a pour l’instant pas été convoqué par la justice, pas plus qu’Aecio Neves (PSDB), candidat présidentiel en 2014. Alors que tous deux sont cités dans diverses affaires.
Où est la justice dans tout cela ? À quoi donc rime ce recours au crime constitutionnel utilisé pour la première fois par une justice au service d’une opposition parlementaire ? Le constat est bien celui, loin du droit, d’une alternance politique, visant à faire l’économie d’une consultation électorale. L’enjeu de la manœuvre en destitution relève de la politique économique et sociale. Le Brésil est depuis deux ans en situation de décroissance (-3,5 % prévus en 2016). Le chômage a fait un bond. L’État brésilien en déficit budgétaire se trouvait en difficulté pour assurer la perpétuation des politiques sociales et de l’investissement public. Le pacte de gouvernabilité passé par Lula et le PT en 2002 reposait sur un pari, celui, par le biais d’une croissance permise par une politique keynésienne et un contexte extérieur bonifiant les exportations agricoles et minérales (via la demande chinoise), de donner, sans conflit social et sans réformes structurelles, satisfaction aux chefs d’entreprise et aux banques tout en sortant de la misère des millions de pauvres. Les revers de croissance ont mobilisé les classes moyennes traditionnelles, les entreprises (y compris médiatiques) et les banques contre le PT. Et ce afin d’éviter une surcharge fiscale. D’autre part, les choix de politique économique de la présidente ayant échoué à remettre le pays sur les rails de la croissance ont été contestés. La campagne de destitution pour ces deux motifs a été ouvertement accompagnée et encouragée par le patronat, à São Paulo en particulier. Le siège de la FIESP (c’est le sigle de l’organisation patronale) sur l’avenue Pauliste était illuminé la semaine du 17 avril 2016, semaine du premier vote de destitution par le parlement, d’un drapeau brésilien barré du mot « impeachment ». On peut a contrario faire l’hypothèse que ce procès en destitution aurait été épargné au Brésil si le pays avait maintenu le cap de la croissance. La question qui alors se pose est non pas celle de la légitimité ou de l’illégitimité de la critique radicale faite à la politique économique de la présidente. La critique, les contre-propositions, sont à la base du débat démocratique au Brésil, jusqu’ici, comme ailleurs. Le pacte majoritaire entre PT et son allié principal le PMDB a été publiquement rompu le 29 mars 2016. Ce retournement du PMDB a entraîné à sa suite celui d’une série de petites formations. La question posée est celle des conséquences concrètes d’une décision n’appelant en elle-même aucune contestation de nature éthique. La méthode choisie par les opposants de Dilma Rousseff pour provoquer une alternance politique en effet interpelle. Elle a volontairement tiré un trait sur toute sortie démocratique de la crise. Pays présidentiel, le Brésil ne permettait pas aux députés et sénateurs ayant changé de camp de sanctionner le gouvernement sur un mode parlementaire.
Faute de motion de censure, permettant de faire tomber le gouvernement et composer une nouvelle majorité, il n’y avait donc, si l’on entendait rester sur les rails de la légitimité et de la légalité démocratiques, qu’une voie ouverte, celle d’un recours à l’élection. Compte tenu du programme d’austérité préparé par les conjurés parlementaires, cette option a été exclue. La voie d’une mise examen pour crime de responsabilité constitutionnelle a été d’autant plus facilement utilisée que l’instance chargée d’instruire et de juger était législative. Convaincus par médias, patronat et catégories sociales aisées de la nécessité de changer de politique, plusieurs dizaines d’élus alliés au PT en 2014, ont en avril 2016, sans autre forme de procès, basculé dans l’opposition. L’opposition est devenue majoritaire en quelques heures, passant au Congrès de 130 à 367. Alors que le PT et ses alliés voyaient leur capital parlementaire s’effondrer, de 304 à 137. Le vote final de destitution était inscrit dans le nouveau rapport de force parlementaire. La Constitution donnant aux Assemblées la faculté de juger le chef de l’État, sous réserve de vérifier qu’il y a eu crime contre la Constitution, la nouvelle majorité avait les effectifs nécessaires pour valider la procédure, mettre en examen, et au final sanctionner. Le rapporteur sénatorial chargé d’instruire la condamnation, Antonio Anastasia, membre de l’opposition (PSDB) a fait le nécessaire pour in fine « habiller » le verdict.
Le nouveau président, Michel Temer (PMDB), ne bénéficie d’aucun état de grâce. Poursuivi pour faits de corruption, il n’a pas d’idéologie particulière, sinon celle d’exercer le pouvoir présidentiel. Rappelons qu’il n’a pas démissionné en dépit de la rupture entre sa formation, le PMDB et le parti de la présidente, le PT, le 29 mars 2016. Ce pas de clerc moral, lui a permis d’occuper une présidence à laquelle il n’aurait jamais pu accéder par voie électorale. Michel Temer est au plus bas dans les sondages. Les circonstances qui l’ont conduit au pouvoir présidentiel reposent sur deux fondamentaux : 1/ écarter Dilma Rousseff et le PT de toute responsabilité gouvernementale ; 2/ équilibrer les comptes publics et donc réduire le train de vie de l’État. Les bourses accordées aux étudiants à l’étranger ont été suspendues. D’autres mesures de révision des budgets sociaux sont programmées. Reflet de cette nouvelle réalité, les ministres désignés en avril 2016 par Michel Temer (PMDB et PSDB) étaient tous des hommes blancs dans un pays où 50 % de la population est constituée par des femmes et où plus de la moitié est noire et métis. Tout cela sur fond de dispute entre grands alliés de circonstance PMDB et PSDB. Les deux formations ont commencé à se disputer la place occupée jusqu’ici par le PT, ayant en ligne de mire la préparation des présidentielles de 2018. Parti écarté, le PT est-il un parti définitivement hors-jeu politique et électoral ? Le PT est incontestablement en situation délicate. Il a perdu les leviers de commande nationaux, après 13 années d’exercice du pouvoir suprême. Lula, ultime recours, fait l’objet de poursuites judiciaires et fiscales tatillonnes. Mais le plus préoccupant, est sans doute la déqualification d’un modèle de gouvernement, privilégié en 2002, qui se voulait réformiste. Fondé sur un consensus entre patronat et PT, il visait à partager les bénéfices d’une croissance keynésienne entre les plus pauvres et les industriels locaux assurant leurs demandes insatisfaites en alimentation, vêtements, produits domestiques. Le modèle a bien fonctionné jusqu’en 2010. Plus de 20 millions de personnes sont sorties de la pauvreté. La croissance a été assurée pour l’essentiel par de grandes entreprises locales. La conjoncture internationale a rompu le charme dès 2011. La politique économique de Dilma Rousseff visant à restaurer une croissance sociale a échoué. Au fil des mois, le Brésil s’est enfoncé dans une crise de plus en plus profonde qui a rompu le bien-fondé du consensus de 2002. Ayant refusé toute perspective de conflit avec la droite et la vieille façon de faire la politique, le PT n’avait pas cherché à réformer le système institutionnel et électoral. Or, le mode d’élection favorise la multiplication de petites formations, porteuses d’intérêts particuliers. La proportionnelle par États, est une machine à fabriquer des partis croupions au service de notabilités d’idéologie fluctuante. Le président, quel qu’il soit, est contraint de trouver avec un minimum de dix d’entre elles, un dénominateur commun permettant de fabriquer une majorité. Les enchères liées à ce type de fonctionnement politique sont porteuses de corruption structurelle. Aspiré par le système, de nombreux cadres du PT n’en ont pas vu, ou n’ont pas voulu en voir, les risques, éthiques comme politiques. La bataille politique et idéologique est retardée par les élections municipales du 2 octobre 2016. Le président Temer et son gouvernement retardent l’annonce de mesures impopulaires sur fond de menaces judiciaires touchant un nombre imposant d’élus. La situation économique et sociale continue à se dégrader. Les sondages réalisés un mois avant la consultation locale signalaient une tentation de censure de la part des Brésiliens à l’égard des partis politiques les plus importants, tout à la fois les pieds pris dans les « affaires » et accaparés par leurs querelles mutuelles. Une enquête effectuée dans les deux plus grandes villes (Rio et São Paulo) plaçait en tête pour les municipales les candidats du PRB (parti de l’Église universelle du Royaume de Dieu) avec 28 % et 30 % des intentions de vote, loin devant ceux du PMDB, du PSDB et du PT. Cette dégradation de la qualité démocratique du plus grand des pays latino-américains, va-t-elle avoir des retombées régionales ? Elle a d’ores et déjà sensiblement modifié les rapports de force interaméricains. Les États-Unis ne s’y sont pas trompés. Ils ont au lendemain du vote sénatorial validé « la décision prise par le peuple brésilien ». L’Europe, la Chine et le Japon, n’ont eux rien dit, validant le dicton populaire selon lequel « qui ne dit mot consent ».