ANALYSES

Le Kremlin renforce sa présence militaire en Abkhazie et menace l’équilibre dans le Caucase

Tribune
16 juin 2016
Par Sophie Deyon, Michael E. Lambert, Sophie Clamadieu, chercheurs, Caucasus Without Borders
Le souhait de reconnaissance de l’Abkhazie et la revendication de son identité se sont présentés comme des moyens pour la Russie d’avancer ses troupes dans le Caucase Sud et de fonder de nouvelles bases militaires dans une région officiellement favorable au rapprochement avec l’OTAN et l’Union européenne. L’équipe de chercheurs Caucasus Without Borders*, de retour d’une enquête de terrain, propose une analyse de la situation dans cette région indépendantiste de Géorgie, stratégique pour l’avenir des relations entre les grandes puissances.

Le point de tension entre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et respect de l’intégrité territoriale de la Géorgie

L’Abkhazie constitue l’expression d’une situation dans laquelle un point de tension est palpable entre principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et respect de l’intégrité territoriale des Etats. Pour la Géorgie, ainsi que pour la plupart de la société internationale, il ne fait nul doute que la question abkhaze constitue une violation de son intégrité territoriale, la présence russe étant perçue comme une occupation illicite de son territoire au sens du droit international. Ainsi, les revendications de la population « abkhaze » ne seraient qu’une invention russe, un Etat fantoche utilisé par Moscou afin d’étendre son influence dans la région du Caucase. Ce n’est pas sans rappeler le conflit chypriote dans les années 1970 qui avait abouti à l’intervention des forces turques dans le Nord de l’île et à la proclamation de l’indépendance de la République turque de Chypre du Nord en 1983, qui depuis n’a été reconnue que par la Turquie et a fait l’objet de fermes condamnations de la part du Conseil de sécurité [1]. Saisie en 1995, la CEDH avait considéré que l’Etat autoproclamé était un Etat fantoche dont les autorités turques détenaient le contrôle global, notamment au vu du grand nombre de soldats participant à des « missions actives » sur le territoire [2]. De la même manière, la forte présence de militaires russes sur le territoire serait une preuve d’un contrôle total de Moscou sur l’Abkhazie. Une lecture évidemment non-partagée par la population abkhaze qui voit la présence de soldats russes comme une garantie pour leur existence en l’absence de moyens suffisants pour assurer seuls leur sécurité interne. Pour sauvegarder le contrôle du territoire et sa culture, l’Abkhazie a adopté des mesures telle l’interdiction pour toute personne non-abkhaze d’accéder à la propriété. De même, les citoyens russes ne peuvent que difficilement obtenir la nationalité abkhaze, à l’exception néanmoins des militaires résidant en Abkhazie qui bénéficient de procédures simplifiées. L’identité abkhaze serait donc une notion bien réelle et l’Abkhazie constituerait un véritable État en droit international en ce qu’elle serait effectivement dotée d’un territoire délimité par des frontières – surveillées par les forces abkhazes, un gouvernement démocratiquement élu et une population partageant l’envie commune de s’autodéterminer.

Toutefois, le chemin vers l’autodétermination risque d’être encore long pour l’Abkhazie, notamment parce qu’il ne suffit pas pour un peuple de faire valoir le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (ci-après « droit des peuples ») pour en être « bénéficiaire ». Notamment mis en avant au moment de la décolonisation et de la dissolution des régimes racistes – à l’instar de l’apartheid en Afrique du Sud –, le droit des peuples renvoie principalement au droit pour un peuple de se détacher d’une domination étrangère ou coloniale. Passée cette étape, les peuples constitués en Etats indépendants n’auraient pas un droit à faire sécession (appelé « autodétermination externe ») mais un droit à exprimer leur volonté politique grâce à la démocratie (appelé « autodétermination interne ») [3]. Ainsi, le droit de sécession ne serait rendu possible qu’à condition de découler de la volonté de l’ensemble de la population de l’État, exprimée par exemple par la voie du référendum, dans le cadre d’un processus législatif mené par une assemblée représentative ou par un accord entre dirigeants élus. Or, l’indépendance de l’Abkhazie n’est aujourd’hui envisageable ni par la population géorgienne, encore nostalgique du temps où elle pouvait vivre sur ce territoire qualifié de « perle noire » sous l’Union soviétique, ni par les dirigeants géorgiens qui voient dans une telle hypothèse une avancée significative de Moscou dans la région.

Une nouvelle base militaire russe dans un contexte de tensions avec l’Union européenne, les États-Unis et la Turquie ?

La présence de l’armée russe en Abkhazie depuis la fin de la guerre en 1992-1993 peut s’interpréter de deux manières radicalement différentes. La première n’est autre qu’une occupation illicite du territoire géorgien par Moscou pour s’implanter durablement et endiguer l’intégration de la Géorgie dans l’Union européenne et dans l’OTAN [4]. En effet, la Géorgie ne peut envisager d’intégrer l’Alliance ou l’UE sans avoir réglé au préalable ses conflits internes, et on imagine mal l’Union européenne partager ses frontières avec des territoires non-reconnus par la Communauté internationale. En conséquence, la présence russe en Abkhazie, sur le territoire géorgien, pourrait s’apparenter à une “punition” pour avoir voulu s’éloigner de la Communauté des États Indépendants (CEI) et devenir plus autonome vis-à-vis de la Russie. La présence militaire russe retarde l’intégration dans l’OTAN et l’UE mais permet également de promouvoir le projet d’Union eurasiatique lancé par le président russe en 2015. Ainsi, le message envoyé par Moscou semble limpide : si Tbilissi poursuit ses aspirations occidentales, elle pourrait perdre plusieurs régions et, à l’inverse, si elle concède à intégrer l’Union eurasiatique, elle pourrait les retrouver sous certaines conditions.

La deuxième interprétation est celle d’une présence russe humanitaire et bienveillante entre 1992 et 2009 [5]. Cette ingérence ayant eu pour objectif de prévenir un embrasement de l’ensemble du Caucase en disposant des troupes afin de prévenir une nouvelle attaque des Géorgiens et des Tchétchènes en Abkhazie. Après 2009, la présence militaire de la Russie devient cependant légale aux yeux du Kremlin et des Abkhazes dans la mesure où l’Abkhazie a été reconnue par Moscou. La présence des troupes russes est donc considérée comme légale car souhaitée par le gouvernement abkhaze, et elle rentre dans le cadre d’accords bilatéraux officiels. Elle n’en demeure pas moins illégale pour le reste de la communauté internationale.

La question s’avère, dès lors, de déterminer si la présence de l’armée russe vise à prévenir une attaque de la part de la Géorgie, ou bien à exercer des pressions sur l’ensemble du Caucase Sud et possiblement sur la Turquie. La Russie dispose de plus de 3500 soldats en Abkhazie, situés sur l’ensemble de la côte. Le matériel se compose d’hélicoptères Mi-8, Mi24 et Mi-35, de systèmes anti-aérien S-300 (des soupçons planent également sur la présence des nouveaux S-400), d’avions de combat de 4e génération Su27 et de tanks de type T-55 et T-72. Ces équipements, qui remontent pour une grande partie à l’époque de l’Union soviétique, ne peuvent pas permettre à la Russie d’envisager une attaque vers le reste du Caucase Sud. On observe ainsi une perspective essentiellement défensive avec des S-300 pour prévenir une attaque aérienne et des Mi24-35 et Su27 en support qui ne peuvent que retarder une invasion. Si l’armée géorgienne investit dans du matériel offensif depuis 2009, l’objectif russe en Abkhazie s’apparente plutôt à celui de résister en attendant l’arrivée des troupes situées à Sotchi et en mesure de repousser l’armée géorgienne.

Toutefois, le Kremlin pourrait rapidement changer d’approche et transformer en à peine quelques jours la tendance défensive dans cette région. Pour cela, il lui suffirait d’envoyer des nouveaux tanks T-14 sur place, ce qui prendrait quelques heures à peine, disposer des avion de 5e génération T-50 à l’aéroport de Soukhoumi qui est prêt à les recevoir depuis sa modernisation récente, ou encore d’envoyer des sous-marins nucléaires à Gagra et Gagaouta. En conséquence, toutes les infrastructures sont actuellement à niveau pour permettre l’émergence d’un conflit de plus grande ampleur qui pourrait viser l’ensemble du Caucase. Il est pertinent d’ajouter que la Russie dispose déjà de deux autres bases militaires en Ossétie du Sud et en Arménie. Le Kremlin n’a cependant pas intérêt à envoyer ces nouveaux équipements dans l’immédiat mais celui-ci pourrait le faire en fonction de l’actualité internationale. Les troupes russes entretiennent également des relations singulières avec les soldats abkhazes et servent à la fois à les entraîner sur du matériel de nouvelle génération, mais aussi à entretenir les équipements qui appartiennent à l’armée abkhaze. La présence russe permet ainsi aux Abkhazes de se maintenir à niveau, voire même d’envisager sur le long terme une fusion entre les deux armées au regard de l’interopérabilité déjà effective.

L’armée abkhaze, qui s’avère donc complémentaire des troupes russes sur place, témoigne d’une approche radicalement différente. Les Abkhazes disposent d’équipements qui remontent à l’époque soviétique et s’avèrent désuets en cas de conflit avec une armée moderne comme celle de la Géorgie. Qui plus est, le modèle adopté par le gouvernement abkhaze est celui que l’on retrouve dans l’armée suisse, avec 3000-5000 soldats actifs et plus de 40 000 réservistes. Tous les citoyens sont donc prêts à défendre le territoire et à engager un conflit long qui allie une parfaite connaissance du terrain et une stratégie de résistance urbaine. En cas de conflit, il sera difficile d’évaluer qui agira pour le compte de l’armée russe ou l’armée abkhaze dans la mesure où les citoyens abkhazes disposent souvent d’un passeport russe, l’interopérabilité des troupes semble quasi-totale et tous parlent le russe. On est donc dans une situation ambiguë avec d’une part les Abkhazes qui souhaitent résister et trouver une solution pacifique avec la Géorgie et, d’autre part, la Russie qui peut adapter son attitude défensive en à peine quelques jours et menacer la stabilité dans l’ensemble du Caucase Sud. Cette situation amène naturellement les États-Unis, l’Union européenne et la Turquie à adopter une approche normalisatrice et essentiellement centrée sur l’économie pour ne pas froisser la Russie.

[1] Nations unies, Conseil de sécurité, 18 novembre 1983, S/RES/54. Nations unies, Conseil de sécurité, 11 mai 1984, S/RES/550.
[2] CEDH, arrêt, Loizidou c. Turquie, Requête 15318/89, 18 décembre 1996.
[3] DOBELLE J.-F., « Article 1, paragraphe 2 », in COT J.-P., PELLET A., FORTEAU M., La Charte des Nations unies: commentaire article par article, Paris: Economica, 3e édition, 2005, 1366 p., p. 346.
[4] International Alert (2012), The North Caucasus factor in the Georgian-Abkhaz conflict context.
[5]Popescu Nicu, Democracy in secessionism: Transnistria and Abkhazia’s domestic politics, Bruxelles, Centre for European Policy Studies, 2006.


*Lancé en avril 2016, le projet “Caucasus Without Borders” regroupe plusieurs experts en management des conflits, guerre hybride, droit international des conflits armés et crises migratoires qui reviennent d’un séjour de recherche en Géorgie, Arménie, Abkhazie et Haut-Karabagh. L’équipe propose un ensemble d’analyses qui portent sur les mutations dans le Caucase Sud, région singulière où s’affrontent les grandes puissances mondiales et où se concentrent un ensemble de problématiques souvent méconnues en Europe de l’Ouest et Amérique du Nord.
Michael E. Lambert est doctorant en Relations internationales à Sorbonne Université (France) et à l’Université de Tampere (Finlande), ses recherches pour l’IRSEM – Ministère de la Défense française portent sur les stratégies de mise en place du soft power et le processus de Guerre hybride dans l’espace post-soviétique.
Sophie Deyon est analyste en Relations internationales et Affaires européennes, spécialisée sur les questions migratoires et d’asile. Ancienne stagiaire à l’IRIS, elle est diplômée de la LSE, Columbia University et Paris IV Sorbonne. Après avoir travaillé à la Commission Européenne, elle a récemment exercé comme Rapporteure à la Cour Nationale du Droit d’Asile.
Sophie Clamadieu est chercheuse en Droit International Public, spécialisée sur les conflits armés. Après un double Master/LLM à l’Université d’Aix-Marseille et l’Université d’Ottawa, elle a travaillé comme stagiaire en recherche juridique pour le Tribunal spécial pour le Liban à La Haye
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