19.12.2024
L’Abkhazie tente d’attirer l’attention de la Communauté internationale
Tribune
9 juin 2016
Territoire caucasien de la taille d’un département français, l’Abkhazie abrite aujourd’hui une population d’environ 240 000 habitants [1]. Depuis la guerre de sécession avec la Géorgie de 1992-1993 qui a fait 10 000 morts et plus de 300 000 réfugiés dans laquelle les Abkhazes ont défendu leur “foyer national”, cette république autonome de Géorgie sous l’ère soviétique a fonctionné comme un Etat de facto indépendant. Officiellement reconnue par la Russie à l’issue de la guerre des 5 jours de 2008, elle est aujourd’hui considérée comme partie intégrante de la Géorgie par la communauté internationale, exception faite de la Russie. L’implication russe est loin de se limiter à la reconnaissance officielle d’un statut indépendant. En 2014, en raison des difficultés économiques croissantes dans la région, l’Abkhazie a signé un « partenariat d’alliance stratégique » avec le Kremlin destiné à favoriser une coordination croissante à tous les niveaux. Ce dernier a été dénoncé par Tbilissi comme une tentative d’annexion de la part de Moscou, et les experts y ont vu une réponse à l’accord d’association conclu entre la Géorgie et l’Union européenne. Ainsi, ce petit territoire au bord de la mer Noire serait-il devenu le théâtre d’un affrontement entre grandes puissances, souvent au détriment de la question de l’identité abkhaze elle-même, et dont la Géorgie se ferait les coulisses ?
Un territoire russifié
A peine passée la frontière abkhaze qui ne figure qu’en pointillés sur les cartes occidentales et géorgiennes, l’omniprésence russe dans ce territoire disputé est palpable. Les peacekeepers russes veillent conjointement avec les forces abkhazes au contrôle des postes frontières et peuplent les nombreuses bases militaires qui jalonnent le territoire. Ils occupent également l’aéroport de Soukhoumi, malgré les demandes constantes du gouvernement abkhaze pour le transformer en aéroport civil. En 2013, l’International Crisis Group [2] rapportait qu’officiellement, le personnel militaire russe stationné en Abkhazie était de plus de 3500 militaires, auxquels il fallait ajouter 1500 agents du Service fédéral de sécurité (FSB) et les gardes frontières. Entre 2009 et 2013, Moscou a ainsi consacré 465 millions de dollars pour le développement d’infrastructures essentiellement militaires en Abkhazie, notamment pour la rénovation de l’aéroport, et la mise à niveau des bases navales et des axes routiers. Cet investissement a été perçu par la Géorgie comme illustrant l’intention russe de s’installer de manière durable dans la région plutôt que de renforcer l’autonomie de l’armée abkhaze, et des évolutions plus récentes vont effectivement dans ce sens. Dans le cadre du Partenariat stratégique signé en 2014, Russes et Abkhazes se sont accordés pour la mise en place d’un groupe militaire conjoint, cet accord devant permettre aux Abkhazes d’optimiser leurs investissements, de maintenir à niveau les troupes et de moderniser les équipements qui remontent essentiellement à l’époque soviétique. En mai 2015, geste hautement symbolique, le président abkhaze de facto a nommé un général russe retraité à la tête de l’armée. Pour le conseiller des affaires militaires du président géorgien [3], rencontré fin avril à Tbilissi, la politique russe en Abkhazie a consisté en un « chaos organisé » destiné à garder ce territoire dans sa zone d’influence. La politique russe a effectivement eu pour vertu de contenir les ambitions de la Géorgie vis-à-vis de l’OTAN. A l’heure actuelle, il est peu probable que l’OTAN ou l’UE ne s’accordent sur l’intégration de la Géorgie, notamment en raison de l’attitude va-t-en-guerre des Géorgiens qui ne sont prêts à aucune concession et dont on ignore quelles seront les conséquences pour le peuple abkhaze en cas de reprise du territoire.
En Abkhazie, on parle russe dans les lieux publics, on paie en roubles, et on se divertit dans des bâtiments culturels flambant neufs nés d’investissements russes. Le russe joue encore le rôle de langue de communication inter-ethnique comme à l’époque soviétique, et le ministère de l’Économie abkhaze n’envisage toujours pas d’avoir sa propre devise comme en Transnistrie, ce malgré la chute du rouble russe. Cette russification grandissante s’est progressivement transformée en dépendance pour les Abkhazes, l’accès facilité à la nationalité russe et la délivrance subséquente d’un passeport faisant notamment de la Russie leur seule fenêtre vers l’international. Sous embargo économique de la communauté internationale depuis 1999 (date à laquelle l’Abkhazie s’est formellement autoproclamée indépendante), elle dépend aujourd’hui financièrement de son voisin russe qui a largement investi localement. Les perspectives d’exportation vers l’international demeurent un problème majeur, la Géorgie bloquant l’accès des produits abkhazes au reste du Caucase et vers la Turquie. Au centre de cette dépendance économique se trouve le tourisme avec plus de 6 millions de Russes qui visitent la région chaque année, chiffre en forte croissance pour 2016, notamment en raison de la chute du rouble mais aussi de la promotion touristique de l’Abkhazie lors des JO de Sotchi. Alors que les financements russes ont baissé consécutivement à la crise du rouble, en Abkhazie, on se félicite d’avoir tenu bon. Dans ce contexte, les Abkhazes affichent un soutien pragmatique à la Russie, qu’ils perçoivent comme un moindre mal sur le chemin de la paix et comme leur seule option pour endiguer une nouvelle guerre avec la Géorgie.
L’identité abkhaze revendiquée
Cette omniprésence russe sur le plan militaire et touristique n’empêche pas les Abkhazes de se revendiquer d’une identité propre, invoquée à l’appui de leur quête de reconnaissance internationale. Cette ambiguïté n’a pas manqué d’être saisie par les représentants géorgiens, qui nient l’existence d’une culture abkhaze spécifique et y voient le fruit d’un lavage de cerveau opéré par la Russie pour faire naître un sentiment pro-indépendantiste en Abkhazie. Et pourtant, les Abkhazes, qui se surnommaient pendant la période soviétique « Les Français du Caucase » n’aspirent qu’à une chose : qu’on les laisse exister. La langue est au cœur même de l’affirmation identitaire, la majorité de la culture abkhaze ayant été détruite pendant la période de russification intensive à l’époque soviétique. Bien que l’on parle russe dans la vie quotidienne et les lieux publics, les 62 sons qui composent l’alphabet abkhaze sont enseignés à l’école, où le géorgien est également instruit, mais comme langue étrangère… Pour illustrer ce caractère unique et spécial de l’identité abkhaze, le directeur du Centre d’études stratégiques rattaché à la présidence abkhaze, qui nous reçoit entre les portraits de Marx et Einstein, est affirmatif : les Abkhazes sont « différents et séparés de la Russie et de la Géorgie ». Leur rapport spécifique à la terre et à l’environnement est notamment invoqué pour illustrer leur attachement à ce territoire, le seul qui n’ait jamais été le leur.
Les Abkhazes qui pratiquent la religion de leurs ancêtres non-orthodoxes se font rares, pour ne pas dire inexistants. On retrouve cependant une architecture singulière qui se détache du style géorgien, et ce notamment en raison du climat plus humide de la région. La nourriture y est également différente, avec plus de fruits comme les oranges ou encore l’usage du thé, conséquence une nouvelle fois du climat. L’héritage abkhaze persiste ainsi à travers des détails singuliers, comme la pratique culturelle qui consiste à tuer un coq dans une forge à l’arrière de sa maison le 31 janvier, tradition qui a résisté à l’influence de l’église orthodoxe. Sur un plan identitaire, les Abkhazes se jugent eux-mêmes “paresseux”, un élément qui les distingue et ne semble pas les gêner. Ils entretiennent également un rapport à l’argent plus discret que les Géorgiens ou les Russes. Si celui-ci est une nécessité, ces derniers n’en font pas une priorité, ce qui a des conséquences sur le tourisme avec l’absence de casino alors même que ces derniers abondent dans toutes les stations balnéaires de l’espace post-soviétique, notamment en Géorgie. Ce fort sentiment identitaire s’accompagne d’un profond ressentiment vis-à-vis des voisins géorgiens qui le leur rendent bien en véhiculant des préjugés sur la population qui compose cette région.
Une politique de repeuplement hautement stratégique
Dans ce contexte, l’équilibre ethnique et la composition démographique du territoire sont essentiels. Alors que l’Abkhazie était majoritairement peuplée de Géorgiens au moment de l’éclatement de l’URSS (la population d’origine abkhaze ne représentant alors qu’un cinquième de la population totale), conséquence de la politique stalinienne pour mélanger les minorités ethniques antagonistes, les Abkhazes constituent aujourd’hui plus de la moitié de la population locale. Si la classe politique est presque intégralement abkhaze, la seconde moitié de la population réunit Arméniens, Géorgiens et Russes. Pour repeupler l’Abkhazie, vidée de la moitié de sa population pendant la guerre de 1992-1993 à la suite de ce que les Géorgiens ont appelé un nettoyage ethnique, le gouvernement de facto incite la diaspora à venir s’y installer.
Les autorités locales se félicitaient ainsi en mars 2014 d’avoir accueilli plus de 490 Syriens d’origine abkhaze depuis 2012 [4]. Alors qu’un « fond pour le rapatriement” avait été mis en place, les programmes pour l’intégration des Syriens sont toujours d’actualité et se multiplient sur place. En parallèle, le gouvernement de facto encourage le retour des Abkhazes résidant en Turquie et qui représentent aujourd’hui entre 750 000 et 1 million de personnes. Ces derniers sont toutefois perçus comme un obstacle pour l’ingérence russe en Abkhazie au vu de l’opposition courante des Turcs à la politique du Kremlin dans le Caucase Sud. En conséquence, le Kremlin exerce un ensemble de pressions sur Soukhoumi pour endiguer le retour des Abkhazes de Turquie, et souhaite à l’inverse stimuler le retour des Abkhazes de Syrie, autrement plus pro-russes. Le Kremlin a ainsi développé un ensemble de stratégies médiatiques en ce sens, en jouant notamment sur les noms de famille. Moscou souhaite également éviter un retour trop rapide de la diaspora abkhaze, ce qui illustre l’attitude ambiguë du Kremlin vis-à-vis de la culture abkhaze. Ce n’est pas sans rappeler les mesures de Staline pour acculturer et russifier, tout en mettant en avant la singularité des ethnies pour déstabiliser les gouvernements régionaux.
[1] Bureau des Statistiques du Gouvernement de facto, 2014
[2] International Crisis Group, “Abkhazia: The Long Road to Reconciliation”, Europe Report n°224, 10 Avril 2013
[3 ]Entretien avec M. Akia Barbaqadze à Tbilissi le 26 avril 2016
[4] Paul Rimple, “Syrian Refugees Grapple with Adapting to Life in Abkhazia”, Eurasianet.org, 26 mars 2014
*Lancé en avril 2016, le projet “Caucasus Without Borders” regroupe plusieurs experts en management des conflits, guerre hybride, droit international des conflits armés et crises migratoires qui reviennent d’un séjour de recherche en Géorgie, Arménie, Abkhazie et Haut-Karabagh. L’équipe propose un ensemble d’analyses qui portent sur les mutations dans le Caucase Sud, région singulière où s’affrontent les grandes puissances mondiales et où se concentrent un ensemble de problématiques souvent méconnues en Europe de l’Ouest et Amérique du Nord.
Michael E. Lambert est doctorant en Relations internationales à Sorbonne Université (France) et à l’Université de Tampere (Finlande), ses recherches pour l’IRSEM – Ministère de la Défense française portent sur les stratégies de mise en place du soft power et le processus de Guerre hybride dans l’espace post-soviétique.
Sophie Deyon est analyste en Relations internationales et Affaires européennes, spécialisée sur les questions migratoires et d’asile. Ancienne stagiaire à l’IRIS, elle est diplômée de la LSE, Columbia University et Paris IV Sorbonne. Après avoir travaillé à la Commission Européenne, elle a récemment exercé comme Rapporteure à la Cour Nationale du Droit d’Asile.
Sophie Clamadieu est chercheuse en Droit International Public, spécialisée sur les conflits armés. Après un double Master/LLM à l’Université d’Aix-Marseille et l’Université d’Ottawa, elle a travaillé comme stagiaire en recherche juridique pour le Tribunal spécial pour le Liban à La Haye