18.12.2024
Politisation de l’action humanitaire en Afghanistan depuis 2001 : stratégie inefficace et dégradation de l’environnement de travail des ONG
Tribune
24 février 2016
Porté par les Etats-Unis, le concept de nation building vise à rétablir un Etat failli par la reconstruction d’institutions nationales stables sur le modèle des démocraties occidentales [2]. A partir de 2001, l’Afghanistan devient l’un des terrains d’expérimentation de ce concept. La FIAS avait pour mandat de soutenir l’Etat afghan dans le renforcement de ses forces de sécurité afin d’empêcher que le pays ne redevienne un sanctuaire pour les terroristes [3]. Son action a cependant été plus large, incluant des projets de reconstruction mis en œuvre par les Equipes Provinciales de Reconstruction (ERP) [4]. Ces projets visaient, grâce à une amélioration des conditions de vie de la population, à obtenir son soutien face à l’insurrection talibane. Servant avant tout des objectifs politiques, les ERP ont souvent mis en place des projets peu adaptés, coûteux et parfois dangereux pour les populations. L’évaluation des besoins était souvent faite de manière superficielle [5]. Les actions s’inscrivant dans une logique de projets à impact rapide sans engagement dans la durée, leur pérennité et le soutien apporté aux populations étaient faibles. Dans ces conditions, les infrastructures construites par l’OTAN sont devenues des cibles privilégiées pour les Talibans, exposant les populations à un risque accru. D’après Oxfam, 225 personnes parmi celles ayant bénéficié d’aides humanitaires de la part des forces de l’OTAN, ont été la cible d’attaques violentes en 2010 contre 85 en 2002 [6].
En parallèle de l’action des ERP, les Etats de la coalition ont modifié l’allocation de leurs fonds d’aide au développement en fonction de leurs intérêts politiques.
A partir de 2001, l’aide au développement des pays membres de la FIAS a considérablement augmenté à destination de l’Afghanistan. De même, le pays a bénéficié, avec l’Irak [7], de plus de deux cinquièmes des 178 milliards d’augmentation de l’aide au développement des pays de l’OCDE [8]. D’autres Etats traversant des crises plus importantes n’ont été que peu soutenus [9].
L’orientation de ces fonds vers des objectifs stratégiques a été évidente. Par exemple, le fonds ESF (Economic Support Fund) destiné à soutenir des objectifs liés à la politique étrangère américaine a doublé depuis 2000 tandis que celui concernant la lutte contre la pauvreté n’a augmenté que de 14%.
En plus d’accroitre les aides au développement versées, les pays de la coalition ont orienté l’affectation des fonds selon des zones d’interventions, des populations cibles et des thématiques abordées. Les provinces du Sud telles que l’Helmand et Kandahar, hautement instables, stratégiquement importantes et bastions des Talibans, ont bénéficié d’un montant d’aides largement supérieur à celui reçu par d’autres provinces plus stables mais tout aussi sous développées [10].
Les ONG financées par les bailleurs de fonds institutionnels ont été impactées par cette allocation stratégique des fonds : le choix des projets mis en place et des populations soutenues n’a plus été complètement libre.
Face à cette évolution de l’allocation des fonds d’aide par les Etats de la coalition et aux pressions exercées à leur encontre, les ONG n’ont pas toutes réagi de la même manière.
Les Etats de la coalition considéraient l’action humanitaire comme un outil à leur disposition et ont exercé d’importantes pressions sur les professionnels du secteur afin qu’ils agissent en adéquation avec leurs objectifs politiques. Plusieurs gouvernements, notamment anglais et allemand, ont conditionné leurs financements à une collaboration étroite avec leur armée respective. En 2003, levant tout équivoque possible, le directeur de l’USAID a déclaré « Les ONG doivent obtenir de meilleurs résultats et mieux promouvoir les objectifs de la politique étrangère des Etats-Unis ou bien nous trouverons de nouveaux partenaires » [11]. La politisation de l’action des ONG a été renforcée lorsque l’ONU a modifié ses pratiques de façon à mieux coordonner humanitaire, politique et maintien de la paix. Elle a fermé le bureau d’OCHA [12] à Kaboul et a confié l’ensemble de la coordination des actions à la MANUA [13] et ce malgré le désaccord de nombreuses organisations de solidarité [14].
Face à ce qu’elles considéraient comme une atteinte au respect de leurs principes fondamentaux – humanité, neutralité, indépendance et impartialité -, plusieurs ONG ont refusé les financements de certains bailleurs. Refusant une aide de 12,9 millions de dollars, Caritas a décidé de ne pas coopérer avec l’armée allemande [15]. D’autres, en revanche, ont collaboré avec les armées, abandonnant leurs principes d’impartialité et d’indépendance. Certaines ONG ont sciemment décidé de n’aider que certaines populations qu’elles considéraient légitimes et de n’agir que dans certaines régions.
La politisation de l’action humanitaire et la collaboration de certaines ONG ont favorisé la dégradation de l’environnement de travail des professionnels du secteur. L’utilisation de l’action humanitaire à des fins stratégiques a créé une confusion auprès des différents acteurs qui, pour une majorité, n’ont plus fait la distinction entre l’action des ONG et celle de la FIAS. Les organisations de solidarité n’ont plus été considérées comme neutres et indépendantes mais comme des postes avancés des pays occidentaux servant des buts politiques et stratégiques. Elles sont devenues des cibles privilégiées des Talibans dont la stratégie a longtemps inclus l’attaque de convois et l’enlèvement de travailleurs humanitaires. L’espace humanitaire s’est automatiquement réduit, certaines régions devenant inaccessibles. Face à cet accroissement du danger, les ONG ont dû revoir leur niveau d’implication et trouver un équilibre satisfaisant entre leur objectif premier – aider les personnes les plus vulnérables – et le besoin d’un niveau minimum de sécurité pour déployer leurs actions. A l’image de Médecins Sans Frontières [16], certaines ONG ont décidé de se retirer, malgré une présence ancienne sur le terrain.
En Afghanistan, la politisation de l’action humanitaire s’est avérée inefficace, les objectifs stratégiques des Etats ne pouvant que rarement être en adéquation avec les attentes réelles des populations, condition nécessaire à l’obtention de leur soutien. Le concept de nation building a également montré ses limites. Un Etat, pour être stable dans la durée, doit émerger de la volonté de sa population, la représenter dans son ensemble et répondre à ses besoins et non pas correspondre aux intérêts politiques d’autres gouvernements.
Si aujourd’hui la collaboration entre les armées et les ONG est de plus en plus nécessaire, les deux entités étant régulièrement engagées sur les mêmes terrains, le rôle de chacune doit être clairement défini et respecté. Un manque de distinction entre les deux mettrait en péril l’action humanitaire par l’effet de la réduction d’un espace humanitaire. Les ONG ont donc la responsabilité de s’engager plus activement dans le respect et la promotion de leurs principes afin d’assurer la pérennité de leur existence.
[1] Force Internationale d’Assistance à la Sécurité créée par la résolution 1386 de l’Assemblée générale de l’ONU et placée sous le contrôle de l’OTAN.
[2] Cela correspond à la compréhension contemporaine du concept de nation building.
[3] OTAN, « La mission de la FIAS en Afghanistan (2001-2014) », OTAN, consulté en avril 2015, disponible sur http://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_69366.htm
[4] Le 5 décembre 2001, lors de la conférence de Bonn de l’OTAN est décidée la mise en place d’une phase de reconstruction, de démocratisation et de développement du pays sous le contrôle de la FIAS.
[5] Elle ne prenait souvent pas en compte les besoins de certains bénéficiaires, notamment ceux des femmes. Sur ce point, voir l’analyse Bercq, I., « La militarisation de l’action humanitaire en Afghanistan », GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), 2005, p.1-9
[6] Oxfam, « Nulle part où aller : l’échec de la protection des populations civiles en Afghanistan », Oxfam, 2010, consulté en mars 2015, disponible sur : https://www.oxfam.org/sites/www.oxfam.org/files/protection-populations-civiles-afghanistan-nulle- part-ou-aller101119.pdf
[7] Autre pays ayant connu à la même période une intervention militaire américaine dans une optique de nation building
[8] Oxfam, « A qui doit profiter l’aide ? Politisation de l’aide dans les conflits et les crises », Oxfam, 2011, consulté en février 2015, disponible sur : https://www.oxfam.org/sites/www.oxfam.org/files/file_attachments/bp145-whose-aid-anyway- 100211-fr-summ_3.pdf
[9] C’est par exemple le cas de la République Centrafricaine et de la République Démocratique du Congo.
[10] Waldam, M, « Aid Effectiveness in Afghanistan », ACBAR, 2008, disponible sur https://www.oxfam.org/sites/www.oxfam.org/files/ACBAR_aid_effectiveness_paper_0803.pdf
[11] Gatelier, K. « La militarisation de l’action humanitaire : l’exemple afghan », Irinees, 2005, disponible sur http://www.irenees.net/bdf_fiche-experience-184_fr.html
[12] Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires de l’ONU
[13] Mission d’Assistance des Nations Unies en Afghanistan
[14] Dyke, J., « Talking to the Taliban, again », IRIN, consulté le 8 juin, disponible sur http://www.irinnews.org/report/100859/talking-to-the-taliban-again
[15] Rabkin, A., « Foreign Policy : Cooperating with the Taliban », NPR, consulté le 8 juin 2015, disponible sur http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=129273441
[16] Médecins Sans Frontières, « Afghanistan : de retour après 5 ans », MSF, 2009, disponible sur http://www.msf.fr/actualite/articles/afghanistan-msf-retour-apres-5-ans