04.11.2024
Contrer Daech au moyen d’un choc d’offre de pétrole ?
Tribune
27 novembre 2015
La conquête des grands centres urbains de Rakka puis Mossoul a marqué les esprits et alimenté la thèse de la constitution d’une forme embryonnaire d’Etat par Daech. Toutefois, ses chefs ont surtout tout mis en œuvre pour saisir l’essentiel des sites pétroliers et gaziers de Syrie, au dépend, d’ailleurs, d’autres territoires précédemment conquis. Il ne faut naturellement pas donner trop de crédit aux statistiques qui circulent au sujet de ses revenus. Une partie de ces chiffres provient de documents financiers publiés par l’organisation elle-même, dans le cadre de la propagande consistant à simuler l’exercice du pouvoir régalien. Il est impossible de se faire une idée raisonnablement précise de ces revenus. Les autorités américaines ont récemment du réviser, avec effroi, leur estimation des revenus pétroliers de Daech de 100 à 500 millions de dollars annuels [1], après avoir réalisé que l’essentiel du pétrole était vendu avant d’être raffiné. Selon les projections communément présentées, la production de pétrole se serait située au cours des derniers mois entre 34 et 40 milliers de barils par jour dans la région syrienne de Deir ez-Zor et de 8000 barils sur le champ irakien de Kayyara près de Mossoul [2]. En plus de ces estimations de volume, on rapporte des prix de 45$ par baril pour le grand champ pétrolier d’Al-Omar à moins de 25$ pour d’autres.
Au-delà de ces statistiques financières invérifiables, des informations qualitatives cohérentes émergent quant aux flux commerciaux de pétrole et de gaz, mais aussi en ce qui concerne la dynamique des prix de détail dans les diverses zones, données beaucoup plus simples et robustes que celles de production. Au cours du printemps dernier, les zones insurgées de l’Ouest de la Syrie ont connu une envolée des prix du pétrole (un triplement des prix a été rapporté dans la région d’Alep) ainsi que des denrées de base, à la suite de la mise en place d’un blocus énergétique par Daech. Une grande vague de pénurie énergétique s’est ainsi ajoutée à la misère particulièrement aiguë que subissent les populations civiles de ces zones. L’efficacité macabre de cette stratégie indique l’importance structurelle des flux de pétrole des zones contrôlées par Daech vers les zones contrôlées par le régime et par d’autres groupes dans l’Ouest du pays. Par ailleurs, le fait que des négociations aient pu aboutir au rétablissement de livraisons indique le caractère vital de ces transactions pour l’EI.
En ce qui concerne le territoire tenu par le régime, l’essentiel de son approvisionnement est assuré par son allié iranien mais les volumes restent insuffisants. D’importantes transactions ont ainsi été rapportées entre divers intermédiaires des territoires occupés par Daech et le régime. Bien plus que dans le secteur pétrolier, c’est le secteur gazier qui semble être l’objet d’accords directs entre les deux camps. L’essentiel des sites gaziers syriens ont été saisis par l’organisation. Pour autant, des fonctionnaires syriens sunnites continuent de travailler et d’être envoyés sur ces sites, comme sur le site « Conoco » à l’est de Deir ez-Zor, si bien que la production ferait l’objet d’un partage entre le régime et Daech. Le gaz alimentant la vaste majorité du réseau électrique syrien, ces accords paradoxaux apparaissent, dans les faits, indispensables aux deux parties.
Face au bombardement des raffineries tenues par Daech depuis un an, l’organisation a, en grande partie, renoncé à l’activité de raffinage de pétrole qui est désormais réalisé dans une multitude de sites indépendants sur le territoire qu’elle occupe. Ce système, que ce soit en Syrie ou en Irak, repose sur des systèmes d’échanges et de trafics anciens qui, dans une certaine mesure, perdurent sous la coupe de Daech. Cette adaptabilité permet au groupe terroriste de continuer à fonctionner malgré les frappes. Jusqu’à la mi-novembre, les Etats-Unis se sont abstenus de bombarder les camions de transport de pétrole, invoquant le risque que de telles frappes feraient poser sur les vies des chauffeurs, pour la plupart de simples intermédiaires. Il semble, avant tout, que cette décision ait été liée à la conscience de ce que le pétrole extrait par Daech alimente encore de vastes portions du pays, en particulier les villes dévastées de l’Ouest. Le revirement sur cette question est probablement lié à l’échec de la stratégie de bombardement des sites « officiels » de raffinage. Le bombardement des camions par les Etats-Unis et la Russie, en parallèle, permet certes de freiner le groupe dans ses activités pétrolières mais dans le même temps il ne va pas manquer, en l’état, d’aggraver la situation matérielle dans le reste du pays. On ne peut ignorer le lien entre l’aggravation de la pénurie liée au blocus exercé par Daech au cours du printemps et l’explosion des flux de réfugiés.
Pour autant, cela ne signifie en rien qu’il ne faille pas tout mettre en œuvre pour assécher les financements de Daech. La question des exportations via les territoires turc et désormais jordanien est ainsi primordiale, puisqu’elle permet au groupe terroriste de se fournir en dollars et en devises convertibles telles que la livre turque, et donc de financer ses achats d’armes. Au cours de la première phase de bombardement, les Etats-Unis ont, à juste titre, voulu épargner les puits pétroliers, ressources vitales du pays. La stratégie, commune aux Etats-Unis et à la Russie, qui consiste désormais à aller plus loin dans l’interruption, à la source, des flux de pétrole de Daech n’est viable que si elle est complétée à très court terme par des mesures destinées aux populations civiles de l’ensemble du pays. Alimenter le reste du pays en pétrole permettrait de rendre la production de Daech superflue et de rompre la dépendance du pays à son égard. A ce stade, le meilleur moyen d’assécher les financements pétroliers de Daech, sans aggraver la situation humanitaire et la crise migratoire, consisterait à combiner cette stratégie d’approvisionnement et une lutte plus résolue contre les exportations de pétrole du groupe, déjà affectées par l’effondrement des prix mondiaux. Si une chose unit les puissances qui soutiennent le régime, d’un côté, et celles qui soutiennent les divers groupes insurgés, de l’autre, c’est précisément leur abondance de ressources énergétiques. L’acheminement de flux énergétiques suffisants depuis l’étranger vers les zones de Syrie les plus dévastées, et la mise au point d’un programme d’aide alimentaire décent, permettraient non seulement de limiter la catastrophe humanitaire et les flux de réfugiés mais contribuerait aussi à ravager les finances de Daech, par un simple choc d’offre.
[1] « Why US Efforts to Cut Off Islamic State’s Funds Have Failed », Bloomberg, 19 novembre 2015
[2] « Inside ISIS Inc.: the Journey of a Barrel of Oil », Financial Times, 14 octobre 2015