19.12.2024
Conflit du Haut-Karabakh : pourquoi 2015 ne verra pas le terme de cette « guerre tiède »
Tribune
2 avril 2015
Carrefour stratégique des aires d’influence russe, turque et persane, le Haut-Karabakh reste une source de tension permanente dans le Caucase du Sud. « Paix impossible, guerre improbable », pour reprendre la formule de Raymond Aron, l’opposition entre Erevan et Bakou semble figée dans un conflit de faible intensité qui ne trouvera d’issue ni politique, ni militaire à court terme ; chaque camp estimant que le temps joue en sa faveur cependant que la Russie, dont l’Arménie est plus que jamais dépendante économiquement et militairement, entretient le rapport de force pour mieux préserver son influence.
Une intensification de la tension sur la ligne de front
La crise ukrainienne et le parallèle établi entre les situations criméenne et karabakhtsie, sur fond de lutte contre l’influence russe au sein des anciennes possessions soviétiques, ont donné une nouvelle résonance à la volonté de Bakou de recouvrer son intégrité territoriale. Dans le même temps, l’armée arménienne a multiplié les manœuvres militaires de grande ampleur, suscitant la nervosité des militaires azerbaïdjanais si bien que, si les principaux paramètres de ce conflit demeurent, les heurts ont changé d’intensité considérant aussi bien les actions menées et le matériel utilisé par les forces armées des deux camps que le nombre de morts au cours d’affrontements.
L’attaque, le 12 novembre 2014, de l’hélicoptère MI-24 des forces armées karabakhtsies – arméniennes selon Bakou – est l’aboutissement des tensions accumulées au cours de l’été et le signe du manque de communication entre les autorités militaires des deux pays. Du 7 au 16 novembre, l’exercice « Unité 2014 » – réalisé conjointement avec les armées karabakhtsies – a mobilisé, selon le ministère arménien de la défense, 47 000 hommes dont 17 000 militaires arméniens. Des exercices semblables ont été menés côté azerbaïdjanais, notamment au mois de juin au Nakhitchevan, impliquant 20 000 hommes. Ces manœuvres ont immanquablement accru la tension sur la ligne de front et mettent en exergue la faible volonté politique d’aboutir à une issue négociée. Le 12 novembre, un hélicoptère qui s’était trop approché de la ligne de contact a été abattu par les forces azerbaïdjanaises, faisant trois morts. Après l’échec des tentatives diplomatiques pour récupérer les corps, une opération spéciale menée par l’Arménie fut conduite sur le sol azerbaïdjanais les 20 et 21 novembre, permettant le rapatriement des corps et conduisant à la mort de deux militaires azerbaïdjanais.
Cet incident spectaculaire s’inscrit dans une dynamique d’aggravation du conflit enclenchée depuis l’été 2014. L’emploi par les deux parties de nouveaux types d’armes (drones, mortiers) et les incursions des forces spéciales rendent les heurts plus meurtriers. A partir de la fin de l’année 2014 et a fortiori depuis janvier 2015, les incidents affectent de plus en plus les civils et s’étendent au-delà de la ligne de contact au Haut-Karabakh, touchant la frontière arméno-azerbaïdjanaise, notamment dans la région du Tavouch [1]. Lors de l’attaque de l’hélicoptère MI-24, la rapidité de la réaction azerbaïdjanaise amène à considérer l’éventualité que les forces déployées à la frontière disposent d’une autorisation de tir sans avoir à en référer au commandement national. S’il est peu probable que la reprise d’hostilités massives puisse être enclenchée sans l’aval dela capitale, la délégation des ordres de tir au niveau local de commandement augmenterait le risque d’affrontements localisés.
La partie arménienne, ébranlée par les pertes particulièrement lourdes du mois de janvier (10 soldats et un civil tués selon la partie arménienne ; c’est autant que les pertes de l’année 2013 et celles des cinq premiers mois en 2014), a réitéré sa détermination à prévenir toute tentative de reconquête azerbaïdjanaise du Haut-Karabakh. Le discours prononcé le 28 janvier par le président Serge Sarkissian à l’occasion de la célébration du vingt-troisième anniversaire des forces armées arméniennes a mis en avant la possibilité de recours à des frappes préventives : « Jusqu’à présent, nos opérations de représailles étaient symétriques dans la forme et asymétriques en termes de dommages. Désormais, il pourra y avoir aussi des actions de représailles qui seront disproportionnées dans la forme. (…) De plus, en cas de concentrations militaires massives menaçant nos frontières et la ligne de contact, nous nous réservons le droit de lancer des attaques préventives. » [2] Un discours offensif qu’il a prolongé en affirmant que les forces armées ne sont pas « seulement prêtes pour des actions statiques, mais également pour aller au-delà de la ligne de contact » ; déclaration qui entre en résonnance avec le recours de plus en plus fréquent à des opérations commandos menées au-delà de la ligne de contact du Haut-Karabakh par la partie arménienne comme par la partie azerbaïdjanaise. Le recours à des incursions en territoire adverse, dispositif particulièrement offensif, a en effet augmenté depuis février 2015 ; dernier exemple en date : les autorités militaires du Haut-Karabakh affirment que l’attaque d’un commando azerbaïdjanais menée le 19 mars a fait cinq morts, trois du côté arménien et deux du côté azerbaïdjanais.[3]
Pourquoi ce conflit gelé est appelé à durer
Les incidents de novembre ont été d’autant plus mal perçus qu’ils ont rompu la dynamique politique impulsée par le sommet de Paris du 27 octobre 2014 au cours duquel le président François Hollande a reçu les présidents arménien et azerbaïdjanais pour évoquer le conflit du Haut-Karabakh dans le cadre du Groupe de Minsk. Cette structure créée par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) est aujourd’hui l’unique espace de dialogue entre les deux parties et reste par-là primordiale à la préservation de la stabilité dans le Caucase du Sud. Si les heurts récents n’ont pas affecté l’unité du Groupe de Minsk, une résolution négociée du conflit semble exclue à court terme. La montée récente des tensions témoigne en réalité du refus d’Erevan comme de Bakou d’accorder la moindre concession, chaque partie estimant que le temps joue en sa faveur.
L’Azerbaïdjan, historiquement plus faible militairement que l’Arménie, voit le rapport de force évoluer à son avantage du point de vue démographique – l’Azerbaïdjan représente 9,3 millions d’habitants contre 3 millions pour l’Arménie qui, en déclin, a perdu le dixième de sa population depuis 2008 du fait de la faiblesse de son taux de renouvellement naturel et d’un solde migratoire négatif – comme du point de vue économique : les importantes ressources pétrolières de Bakou lui confèrent un avantage stratégique décisif, stimulant son économie qui affiche des taux de croissance record (jusqu’à 35% en 2006 selon la Banque mondiale) et lui offrant l’opportunité de moderniser son outil militaire.
De son côté, l’Arménie poursuit sa stratégie de sanctuarisation des acquis territoriaux dans l’espoir d’obtenir le statu quo sur le plan militaire et, à plus long terme, la reconnaissance politique de la souveraineté de la république du Haut-Karabakh, de facto indépendante de Bakou depuis 1994. La défense du Haut-Karabakh, prolongation, dans l’inconscient collectif, de la lutte multiséculaire contre les Turcs, reste un élément constitutif du nationalisme arménien et un facteur important d’unité nationale.
Diplomatiquement isolée, l’Arménie reste plus que jamais dépendante militairement comme économiquement de Moscou, en témoigne son adhésion à l’Union économique eurasiatique le 2 janvier 2015. La Russie, qui dispose d’une base militaire à Gyumri, au nord-ouest de l’Arménie, est un allié historique d’Erevan et maintient à niveau la capacité opérationnelle des forces armées arméniennes qu’elle fournit en matériel moderne et aux côtés desquelles elle participe à de nombreux exercices militaires bilatéraux. Principal fournisseur en armes des deux parties, la Russie a tout intérêt à maintenir le rapport de force pour préserver son influence et à attiser la tension dans le Haut-Karabakh comme elle le fait dans d’autres régions limitrophes, en Transnistrie, en Abkhazie, en Ossétie du Sud, et plus récemment dans les oblasts de Donetsk et Lougansk.
Si aucun camp ne souhaite évoluer vers une issue pacifique, le risque d’un conflit de haute intensité est également à écarter à court terme, l’Azerbaïdjan s’estimant insuffisamment préparée sur le plan militaire. Tant que l’Azerbaïdjan – dont le seul budget de défense est supérieur au budget total de l’Arménie – ne parviendra pas à convertir ses atouts économiques et démographiques en supériorité militaire, le conflit n’est pas susceptible de reprendre une intensité majeure et restera figé dans une « guerre tiède » qui ne voit l’émergence d’aucun vainqueur.
[1] “Constant strafing and sniper fire across the de jure Armenia-Azerbaijan border in the Tavush/Tovuz areas, and exchanges in the area of Azerbaijani exclave Nakhchivan, have also extended the geographical range of violations.” Laurence Broers, « Nagorno Karabakh: The benefits of being in the margins », Caucasus Programme Associate at Conciliation Resources and Research Associate at London University’s School of Oriental and African Studies.
[2] Revue de la presse arménienne du 27 janvier 2015, Ambassade de France en Arménie.
[3] « Karabagh : L’armée de défense montre les preuves matérielles de l’attaque azérie », Nouvelles d’Arménie Magazine, 22 mars 2015.