18.11.2024
Rébellion houthiste au Yémen : quel jeu politique entre les forces en place ?
Interview
23 janvier 2015
La transition politique a pris une forme particulière en 2011-2012 et a abouti à la démission du chef de l’Etat, Ali Abdallah Saleh, en novembre 2011, après une vague de contestations liées à l’onde de choc politique qui traversait alors le monde arabe. La transition avait été négociée avec une forte pression, à la fois des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite, qui nourrissaient une véritable inquiétude quant à la déstabilisation du pays, considérant que le Yémen est situé face à la corne de l’Afrique, à l’ouverture de la mer rouge qui aboutit au canal de Suez et est un pays d’une grande importance stratégique. Les choses avaient, dans un premier temps, pu se régler par un compromis mais en réalité on constate que, depuis lors, cette transition a eu beaucoup de mal à se mettre en œuvre. Le président élu début 2012, Mansour Hadi était, par exemple, l’unique candidat aux présidentielles. Depuis son élection, il a du mal à s’imposer dans cette situation complexe car le Yémen est un pays où la structure de l’Etat est historiquement très faible et où les luttes de clans et de tribus sont les marqueurs du fonctionnement de la société. Il est vrai qu’Ali Abdallah Saleh avait réussi pendant plus de 33 ans à jouer un rôle d’unificateur entre ces multiples composantes et on peut considérer que son successeur n’y réussit pas de la même façon.
Concernant les Houthistes eux-mêmes, ce sont des chiites, un groupe qui représente environ un tiers de la population yéménite. Ce sont, plus spécifiquement, des zaydites, une branche du chiisme et ils sont, depuis 2004, en guerre contre ce que j’appellerais, faute de mieux, « l’Etat central ». Il y a eu dans ce cadre des combats jusqu’à la signature d’un cessez-le-feu favorable au régime en février 2010. Mais les milices houthistes, profitant du vide relatif au pouvoir à cause de la crise politique, ont relancé leur combat pour aboutir, finalement, à prendre la capitale de la province du Nord, Saada, au début de l’année dernière, mais surtout à s’implanter puis contrôler la capitale du pays, Sanaa, depuis le 21 septembre 2014. Depuis lors, il y a un bras de fer entre les Houthistes et le « pouvoir central » et il est clair que les milices chiites sont parvenus à s’imposer comme une force politique et militaire et exercent une pression de plus en plus forte sur le président. Ces derniers jours, ils sont arrivés notamment à entourer le palais présidentiel et à y pénétrer. Est-ce alors un coup d’Etat ? Non au sens où, visiblement, un compromis politique a été trouvé entre le président de la République et les rebelles. Sera-t-il appliqué ? Les prochains jours nous le diront mais il semble que les Houthistes aient accepté de desserrer l’étau qu’ils exerçaient sur le périmètre immédiat du palais présidentiel.
Concernant leurs revendications, ils considèrent qu’en tant que chiites, ils sont mal considérés par le « pouvoir central » et qu’ils ne sont pas représentés en tant que tels au niveau de l’appareil d’Etat. Il y a donc des revendications à la fois sociales, politiques et sur fond confessionnel. Deuxièmement, et c’est le point qui a accéléré le processus ces dernières semaines, un projet de réforme constitutionnelle était en train de se mettre en place. Celui-ci était notamment basé sur la perspective d’une structure fédérale comptant six grandes provinces. La fédéralisation est refusée par les Houthis car ils considèrent que les provinces seraient alors en réalité découpées sur la base de la possession de richesses qui profiteraient à certaines régions et pas à d’autres. Les rebelles préfèreraient une division du pays en deux provinces, ce qui pourrait donner crédit à une perspective sécessionniste et nous rappelle au passage que le Yémen ne s’est réunifié qu’en 1990. S’il y avait à nouveau deux grandes provinces, on peut craindre que la logique revienne à une nouvelle partition. Enfin, les Houthis se battent pour un retour de l’imamat, régime théocratique, dans lequel pouvoirs spirituel et politique seraient dictés par les imams.
Voilà donc un environnement infiniment complexe, où se mêlent enjeux claniques et tribaux mais aussi religieux, sociaux et économiques. Je me permettrais enfin de rappeler la formule utilisée par l’ancien président Ali Abdallah Saleh : « Pour gouverner de Yémen, il faut savoir danser sur un nid de serpents ». Je pense que nous nous trouvons, aujourd’hui plus que jamais, dans cette situation.
Existe-t-il une collusion d’intérêts entre l’ancien président déchu en 2012, Ali A. Saleh et les rebelles houthis ?
Oui, bien que ce soit toujours très difficile à décrypter, tous les indices concordent plutôt sur ce point. Ali Abdallah Saleh, qui avait été contraint à la démission pour les raisons déjà évoquées, vit désormais reclus dans sa résidence à Sanaa depuis 3 ans et visiblement ronge son frein. C’est un homme de pouvoir, il l’a occupé 33 ans durant et a mal vécu son éviction. Il avait été obligé, à l’époque, d’accepter un compromis, tant les pressions sur lui étaient fortes. Nous sommes donc dans un paradoxe complet, qui fait tout le sel de la situation : Ali Abdallah Saleh avait, en effet, mené lui-même la guerre contre les Houthistes entre 2004 et 2011. Un conflit par ailleurs assez violent, notamment entre 2004 et 2008. Désormais, il y a visiblement une alliance objective avérée, et en réalité largement subjective, entre l’ancien président et les milices houthistes. Visiblement le projet d’Ali Abdallah Saleh est de profiter de cette situation de tension pour revenir au centre du jeu, voire même reprendre les rênes du pouvoir. Nous n’en sommes certes pas encore là mais au Yémen, une anecdote populaire dit que si l’on souhaite que son fils soit rusé, il faut l’appeler Ali, du nom du président Saleh, car c’est une de ses caractéristiques. Il est vrai qu’il est resté au pouvoir, dans une situation terriblement complexe, pendant de très nombreuses années et a certainement pour projet d’y revenir. Je ne pense pas, cependant, que ce soit pour demain mais il y a visiblement une convergence d’intérêt objective pour chasser ceux qui ont pris les rênes du pouvoir depuis 3 ans.
Quelle peut être la répercussion de cette crise sur l’autre grand acteur de la région, lui, sunnite, Al-Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA) ?
AQPA n’est pas un nouveau venu sur le terrain yéménite, puisque formellement proclamé en tant que telle en 2009. On sait qu’elle y est établie depuis longtemps et qu’elle avait été, relativement, affaiblie au cours de ces dernières années, en tout cas jusqu’en 2011. Il y a eu une lutte entre AQPA et le « pouvoir central » mais aussi avec les Etats-Uniens qui utilisent massivement des drones à leur encontre. Le Yémen est, rappelons-le, un des théâtres d’utilisation privilégié des drones par les Etats-Unis, avec la zone frontière Afghanistan-Pakistan. Ceci étant, au vu des soubresauts politiques qui se déroulent depuis 2011, le groupe terroriste a repris l’offensive. Il y a, en ce moment, des jeux d’avancées, de reculs, de prises et de pertes de territoires. Ce qui est clair, et c’est très inquiétant, c’est le fait que les Houthistes, d’obédience chiite, sont en train de conquérir des parties importantes du territoire à partir de leur base du Nord et jusqu’à la capitale, ce qui colore les enjeux tribaux et claniques de facteurs confessionnels et religieux, ce qui constitue un élément relativement nouveau dans ce pays. Evidemment, dans un contexte très tendu, non seulement au Yémen mais dans l’ensemble de la région, AQPA voit là un moyen de recruter et de se constituer une base sociale clanique et tribale, en agitant le facteur confessionnel qui devient de ce fait un paramètre important pour décrypter les évolutions au Yémen. Evidemment AQPA considère les Houthistes comme des hérétiques qu’il faut chasser et exterminer, d’autant que le groupe est une organisation sanguinaire, qui a utilisé des moyens dignes de Daesh à l’encontre des Chiites et des soldats de ce qui reste de l’Armée nationale yéménite.
Ainsi, la complexité de la situation que nous avons tenté de brièvement tracer est renforcée par la dimension confessionnelle puisque c’est un des fonds de commerce des organisations djihadistes sunnites : toujours tenter de cliver les aspects religieux pour recruter et élargir leur base. Nous sommes là dans cette situation qui est difficile et qui peut donc déraper sans que nul ne puisse dire exactement dans quelle direction, car l’appareil d’Etat n’existe pas véritablement. La sortie de crise, et c’est difficile à comprendre pour nous Occidentaux, ne se fera qu’au prix de compromis entre les différentes factions tribales et claniques yéménites. C’est ainsi qu’est basée la structuration sociale du pays qui est aujourd’hui compliquée par la dimension religieuse, par des extrémistes, notamment sunnites, essayant de profiter de la situation pour renforcer leur implantation.