20.11.2024
Les dons à Notre-Dame ou la Tour de Beurre : histoire d’une charité bien ordonnée ?
Tribune
6 mai 2019
À l’heure de la polémique sur les dons de Bernard Arnault et de la famille Pinault pour la reconstruction de Notre-Dame de Paris, il est peut-être intéressant de se pencher sur le cas de la Tour de Beurre d’une autre cathédrale homonyme, la cathédrale Notre-Dame de Rouen, ou plus exactement la cathédrale primatiale Notre-Dame-de-l’Assomption de Rouen.
Tour « couronnée » caractéristique du style flamboyant, cette Tour dite « de Beurre » a été en effet financée grâce aux indulgences de carême. Les fidèles qui en avaient les moyens financiers s’achetaient le droit et donc le pardon de consommer des laitages, dont du beurre, pendant le carême. Or dans son billet d’humeur du 18 avril 2019, la CGT Finances publiques dénonce, à propos des dons pour Notre-Dame, « [l’achat d’indulgences par les riches] pour monter au paradis fiscal ». Qu’en est-il réellement ?
La fiscalité au Moyen Âge
Au Moyen Âge, la fiscalité moderne naissait. Si l’impôt exista avant même la monnaie, c’est à cette période que les caractéristiques modernes de la taxation des contribuables apparurent.
Dans sa chronique du 21 janvier 2019 dans le journal Le Monde, l’historienne médiéviste Valérie Theis montre que le Moyen Âge fut le laboratoire de la fiscalité. « Le Moyen Âge, en particulier dans ses derniers siècles, a en effet été une période d’intenses interrogations et expérimentations en matière de fiscalité. […] Comme l’a rappelé Jean-Philippe Genet, en plaçant ce dernier au fondement des États « modernes » qui s’affirment à la fin du Moyen Âge, ce qui caractérise l’impôt est qu’il est censé concerner toute la population, être consenti, régulier et versé pour servir au bien commun. »
Étienne Hubert[1] rappelle qu’à la fin du XIVe siècle, la nouveauté fiscale repose sur l’instauration d’un impôt proportionnel aux facultés contributives de chacun. Il fallut alors « recenser les habitants, inventorier leurs patrimoines immobilier et mobilier, les cens et les rentes, et les estimer selon des méthodes variables pour obtenir leur valeur fiscale, à partir des prix du marché, comme dans le royaume de Valence à l’origine, de leur valeur locative ou autre pour les biens immobiliers. Les estimations font ensuite l’objet d’abattements divers, qui sont de bons révélateurs de la politique fiscale, aboutissant ainsi aux valeurs sur lesquelles s’applique le taux d’imposition. » L’impôt, occulte par le passé, devient alors public. Cependant, il n’est pas forcément équitable. Outre les exemptions potentielles des plus riches, les barèmes nouvellement créés prévoyaient des premières tranches plus lourdement taxées. Comme le rappelle Jean-Louis Biget[2], « le système fiscal pèse relativement davantage sur les classes moyennes que sur les riches qui l’ont conçu. » Les dirigeants locaux veillaient à leurs propres intérêts de contribuables en déplaçant le poids de la fiscalité vers les secteurs les plus défavorisés, mais étaient parallèlement « les principaux bénéficiaires comme gestionnaires ou fermiers de l’impôt et comme bailleurs de fonds de la dette publique. »[3]
Les indulgences catholiques et la Tour de Beurre
Un peu plus tôt, l’Église avait eu un besoin accru de ressources pour affirmer son autorité par l’érection de monuments grandioses à la gloire du Seigneur, pouvant accueillir l’ensemble des fidèles du diocèse : les cathédrales gothiques. En 150 ans (XIIe et XIIIe siècles), plus de 80 cathédrales sortent de terre. Le financement est assuré principalement par les revenus propres du diocèse. Mais il doit être complété. « L’Église condamnant la « course au profit », elle va proposer une alternative aux fidèles les plus fortunés : plutôt que d’aller à la croisade, pourquoi ne pas soulager sa conscience en participant au financement des chantiers de cathédrales ? Ainsi va naître, huit cents ans avant les grandes fondations américaines, l’un des plus efficaces systèmes d’investissement privé à but non lucratif jamais mis en place dans le monde. »[4]
Par exemple, les corporations s’achètent les bonnes grâces de l’évêque en finançant des chapelles, des vitraux, voire des tableaux comme plus récemment les fameux Mays de la cathédrale de Paris[5]. En contrepartie, ces confréries professionnelles peuvent se réunir dans la cathédrale ou les chapelles. Nous verrons que cette tradition n’a pas totalement disparu. L’évêque de Reims décide quant à lui d’instituer une taxe sur la fabrication et la vente des draps. Pour compléter ces rentes, les évêques organisent aussi des tournées de reliques dans les campagnes afin de solliciter les dons. Enfin, ils vendent des indulgences, accordées in fine par le pape.
L’Église catholique romaine accorde en effet aux croyants la possibilité d’acheter une indulgence (du latin indulgere, accorder), autrement dit l’annulation de la peine temporelle liée à un péché pardonné. Elle est obtenue en contrepartie d’un pèlerinage ou d’une prière par exemple, mais aussi d’un don. Au fil des années, ce commerce est devenu extrêmement lucratif. Ainsi, à Rouen (cathédrale Notre-Dame) comme à Bourges (cathédrale Saint-Étienne), existe une Tour de Beurre[6] dont le nom proviendrait du fait qu’elle ait été financée par les fidèles les plus riches pour obtenir l’autorisation de manger du beurre pendant le carême. La construction de la Tour de Beurre de Rouen coûta 24 750 livres tournois, soit environ 800 000 euros actuels, une somme considérable ramenée au pouvoir d’achat.
Les dons pour Notre-Dame
Aujourd’hui, suite à l’incendie qui a ravagé la cathédrale Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019, des citoyens fortunés ont décidé de financer sa reconstruction par des dons importants : 200 millions d’euros pour la famille Arnault (LVMH), 200 millions encore pour la famille Bettencourt-Meyers (L’Oréal), 100 millions pour la famille Pinault (Kering), 20 pour Decaux, 10 pour Bouygues… à comparer au budget annuel versé par l’État aux 40 000 monuments historiques d’environ 350 millions d’euros. Les critiques ont cependant commencé à pleuvoir.
La première d’entre elles concerne la possible défiscalisation de ces dons, arguant d’un coût supplémentaire pour l’État et donc pour le contribuable. En effet, une réduction d’impôt lié au mécénat est prévue à hauteur de 60 % des dons des entreprises[7], soit une charge supposée pour l’État de 600 millions d’euros pour le milliard de dons déjà prévu. Le gouvernement a annoncé par ailleurs une réduction de 75 % jusqu’à mille euros de dons. Or sur l’année 2018, le mécénat a déjà coûté à la France près d’un milliard d’euros[8]. Dans le contexte tendu des « Gilets jaunes », la note risque de ne pas passer. Ainsi, la proposition de Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture, initiateur de la loi mécénat de 2003 et actuel conseiller de François Pinault, de classer Notre-Dame « Trésor national » et donc de faire profiter d’une défiscalisation à hauteur de 90 %, est vraiment mal tombée.
Second reproche, ces dons ne seraient motivés que par la recherche d’une image positive altruiste appuyée par une communication la plus large possible. Or, les détracteurs rappellent face à cette démarche les affaires d’évasion et de fraude fiscales en cours pesant sur certains des donateurs. La question qui en découle alors est de savoir si ces contribuables peuvent choisir quand et où donner. Ainsi, à l’heure où l’entretien de la plupart des cathédrales, dont celle de Paris, est à la charge de l’État, les donateurs jouiraient-ils en même temps d’indulgences de sa part ? Encore une fois, la période agitée que nous vivons, avec la mise à mal du consentement à l’impôt pour cause de sentiment d’iniquité fiscale, n’est pas propice à laisser sous silence de telles suspicions. Cette impression de charity-washing déplaît évidemment fortement, renforcée par le fait que, comme au temps des cathédrales, les donateurs peuvent profiter de prestations en nature en retour de leur générosité, dans la limite de 25 % des dons. Ainsi, les mécènes peuvent bénéficier par exemple de la privatisation des lieux pour organiser une soirée et en faire profiter leur image de marque, mais aussi comme nous l’avons vu récemment autour de Notre-Dame après l’incendie, accéder au sein des périmètres sécurisés et interdits au public. Avec une réduction d’impôt de 60 % et une contrepartie de 25 %, le don peut ne coûter in fine à l’entreprise que 15 % de son montant !
Il faut cependant relativiser les critiques. D’une part, la plupart des bienfaiteurs évoqués utilisent la fondation de leur entreprise pour débloquer les fonds promis. Ces organismes sont eux-mêmes déjà exonérés d’impôt. Le gain fiscal est donc inexistant, car déjà intégré par l’entreprise en amont. Seuls de nouveaux versements à leur fondation pourraient augmenter le gain fiscal. D’autre part, face aux critiques et afin d’éteindre toute polémique, certains des gros donateurs ont annoncé qu’ils renonceraient à toute réduction fiscale, quelle qu’elle soit. C’est le cas de la famille Pinault et de son holding familial Artemis. D’autre part, le montant total des dons étant plafonné à 5°/°° du chiffre d’affaires de la société, la portée en est quelque peu limitée. Enfin, de manière générale, on estime que les entreprises déclarent annuellement à l’administration fiscale seulement 1,6 milliard d’euros sur les 2,9 milliards de dépenses dans le cadre du mécénat. Ainsi chaque année, 1,3 milliard d’euros de dons ne sont pas déclarés[9].
Cela clarifié, un nouveau problème risque d’apparaître. Car comme l’indique Jean-Michel Tobelem, professeur associé à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, les travaux coûteront au plus entre 100 et 200 millions d’euros et donc « au rythme de l’annonce de dons, la question est : comment va-t-on les dépenser ? »[10] Même si d’autres experts anticipent une dépense de 300 à 600 millions d’euros, la marge demeure importante.
De la construction des cathédrales à l’incendie de Notre-Dame, mille ans se sont écoulés et en termes de fiscalité et de mécénat, il semble finalement que peu de choses aient changé. Marx n’a-t-il pas écrit en 1848 dans le Manifeste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. » Et les fausses informations qui circulent actuellement sur les réseaux aggravent encore malheureusement la confusion et les polémiques, notamment chez les petits donateurs qui, face à la masse excessive des dons dépassant largement les besoins, se questionnent sur la destination finale de leur obole.
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[1] Hubert, É. (2001), La Fiscalité des villes au Moyen Âge (Occident méditerranéen). 2. Les Systèmes fiscaux, coordonné par Denis Menjot et Manuel Sánchez Martínez, Privat, 1999, Histoire urbaine, 4(2), pp. 189-191.
[2] Biget, J-L. (1983), Histoire d’Albi, Privat.
[3] « La fiscalité publique au bas Moyen Âge : de l’affirmation de l’État à des élites urbaines », Colloqui Corona, municipis ifiscalitat a la baixa edat mitjana, Manuel Sanchez et Antoni Furió éditeurs, Quaderns de l’Institut d’Estudis Ilerdencs, Lleida, 1997.
[4] Barraux, J. (2001), « Le grand chantier des cathédrales de France », Les Échos, 22 janvier.
[5] Les grands « Mays » de Notre-Dame de Paris sont de grands tableaux commandés quasiment chaque année entre 1630 et 1707 par la Corporation des orfèvres parisiens pour les offrir le 1er mai à la cathédrale. Cette tradition d’offrande fut instaurée le 1er mai 1449.
[6] Carment-Lanfry, A-M. et Le Maho J. (2010), La Cathédrale Notre-Dame de Rouen, Publications de l’Université de Rouen et du Havre.
[7] 66 % pour les particuliers.
[8] Source : Cour des comptes, Rapport sur le soutien public au mécénat des entreprises, novembre 2018.
[9] Source : France générosités http://www.francegenerosites.org/.
[10] Marianne, 17 avril 2019.