20.11.2024
Poussée des populismes en Europe : mouvement éphémère ou tendance structurelle ?
Interview
21 septembre 2018
Visibilité accrue de groupuscules d’extrême droite, développement sans précédent des partis politiques populistes de droite en Europe, comment analyser les mécanismes et l’engouement de cette montée en puissance ? Quelles sont les différences et les similitudes propres aux différents mouvements de cette famille politique à travers l’Europe ? Quels enjeux sur les prochaines élections européennes de mai 2019 ? Le point de vue de Jean-Yves Camus, chercheur associé à l’IRIS.
Comment expliquer et comprendre la montée en puissance de nombreux partis politiques dits populistes en Europe ? Y a-t-il eu des faits marquants pouvant illustrer l’engouement de cette vague « populiste » ? Ne sont-ils que des symptômes de la mondialisation et du libéralisme tant économique que sociétal ?
Effectivement, les victoires électorales ou les percées électorales des mouvements populistes xénophobes de droite en Europe représentent une forme de réponse à l’angoisse qu’une partie des citoyens ressent face à une mondialisation dont ils sentent qu’elle est inéluctable, mais qui est allée trop vite.
Une sociologie du vote est donc possible, voire souhaitable, afin de mettre en évidence plusieurs critères et phénomènes socio-économiques. En effet, qu’il s’agisse du Rassemblement national (RN) (anciennement Front national) ou des électeurs du Brexit, nous pouvons retrouver plusieurs points communs. Parmi la frange de la population la plus précaire, la moins éduquée, la moins favorisée en termes de revenus, il y a une tentation du vote pour les partis populistes de droite. Ces partis politiques semblent être les seuls, avec ceux de la gauche radicale, à prendre en compte le sort de tous ceux qui ont été laissés sur le bas-côté de la mondialisation. Ainsi, les électeurs des partis populistes de droite expriment par leurs votes une idée et un ressenti social et humain d’une part, mais également une forme d’insécurité face à des bouleversements qui ne concernent pas simplement leur situation économique, mais aussi leurs repères culturels.
Le concept d’« insécurité culturelle » est sans aucun doute un concept polémique. Il a été énoncé notamment par Laurent Bouvet. La notion décrit le sentiment d’insécurité potentiellement éprouvé par un groupe social autochtone confronté dans son espace culturel historique à une présence ou à une influence extérieure. Ce groupe social autochtone peut alors se sentir menacé dans la pérennité de sa culture, de ses valeurs, de ses normes et de son mode de vie. Je connais les critiques qui sont formulées contre ce concept, notamment celle de déplacer le débat des enjeux économiques vers une forme d’essentialisation culturelle. Mais il me semble indéniable, les baromètres de la Commission nationale consultative des droits de l’homme le montrent, que si l’indice de tolérance augmente en France, il existe des catégories de population, en particulier les musulmans ou perçus comme tels dont la culture est vue comme une menace. 47 % des personnes interrogées estiment désormais qu’«aujourd’hui en France, on ne se sent plus chez soi comme avant et 44% des sondés voient l’islam comme une menace pour l’identité de la France. Ces opinions négatives reposent peut-être sur des fantasmes, il n’empêche que les sympathisants du RN sont beaucoup plus perméables à ces idées que le reste de la population.»
Les électeurs qui votent pour le RN perçoivent donc véritablement une forme d’insécurité, dont le fait que des cultures qui n’existaient pas sur notre sol soient aujourd’hui présentes près d’eux. Il ne s’agit pas seulement d’une menace de l’étranger non européen sur leur travail ou sur leur revenu, mais également comme d’une menace sur leurs certitudes et sur leurs modes de vie.
Ainsi, plusieurs partis politiques français, évoquent et discutent de ces sujets, notamment afin de récupérer les votes de citoyens désabusés et désenchantés de cette situation politique, sociale et économique qui pourraient se diriger vers le RN. À l’exemple de Laurent Wauquiez du parti Les Républicains (LR), lors d’un discours récent, où il a dit : « les Français en ont assez de ne plus se sentir chez eux ». C’est donc une manière de récupérer le discours frontiste en se faisant le porte-voix de cette peur qu’ont bon nombre de citoyens parce qu’ils ont l’impression que leurs repères culturels leur échappent.
Est-ce que tous les partis politiques européens dits populistes sont identiques, que ce soit en Suède, en Italie, en Hongrie, en Autriche ou ailleurs en Europe ?
Évidemment que non, car nous sommes en face d’une famille politique où les valeurs qui prédominent sont le patriotisme, voire le nationalisme, le souverainisme, la volonté de mettre des frontières et du protectionnisme à la fois dans la circulation des hommes, mais aussi des marchandises. Il y a en effet une contradiction initiale entre le fait que ces partis soient nationalistes d’une part, et constitueraient un bloc homogène d’autre part.
Chaque parti politique est déterminé par l’histoire spécifique relative à son pays. Par exemple, nous ne pouvons comprendre le phénomène Victor Orbán que si nous regardons l’histoire spécifique de la Hongrie, dépecée par le Traité de Trianon voici juste un siècle. De même pour la Ligue du Nord en Italie, le FPÖ en Autriche, le SD en Suède ou le PiS en Pologne. Il y a par ailleurs, du côté des scientifiques, une grande difficulté à décrire précisément ce que serait la famille des partis dits d’extrême droite ou nationaux populistes. Mais, quel que soit le terme que nous employons, nous butons toujours sur le fait que ces partis n’ont au fond qu’un petit dénominateur commun, relativement faible, composé de trois concepts idéologiques.
Le premier dénominateur commun est la considération que le peuple a toujours raison contre les élites. Deuxièmement, qu’à l’intérieur d’un pays, il existe les nationaux et les étrangers et que les premiers, c’est-à-dire ceux qui sont détenteurs de la nationalité, doivent avoir des droits supérieurs à ceux qui ne la possèdent pas. En outre, Marine Le Pen l’a redit à Fréjus le dimanche 16 septembre : elle veut réserver les aides sociales et le logement en priorité aux Français. Il s’agit donc de l’instauration d’un système de discrimination juridique entre ceux qui sont nationaux et ceux qui ne le sont pas. Le troisième point commun est le patriotisme, voire le nationalisme.
Voici donc le socle commun des partis politiques populistes de droite sur le continent européen. Toutefois, certaines différences existent, notamment en matière économique et sociale, avec des partis qui sont plus ou moins libéraux. Les populistes scandinaves de droite, par exemple, ont pour matrice originelle la droite mainstream conservatrice et libérale. Ce sont donc des libéraux, voire des ultra-libéraux, qui, à un moment donné, ont quitté la droite, car ils considéraient qu’elle ne donnait pas assez d’importance aux enjeux que sont l’immigration et l’identité.
Nous avons d’un autre côté des protectionnistes. Cependant, ce qui semble avoir le vent en poupe actuellement, est-ce qu’on appelle l’ordo-libéralisme. Il s’agit d’une doctrine économique qui consiste à considérer que le marché doit être libre à l’intérieur de frontières protégées. Autrement dit, il s’agit d’une économie concurrentielle, d’une économie de marché à l’intérieur de l’État, mais avec des barrières de protection contre le dumping social, et contre le dumping économique aux frontières. C’est donc un mélange de libéralisme orthodoxe et de protectionnisme.
Par ailleurs, la grande erreur de ceux qui assimilent la gauche radicale et la droite radicale est d’oublier deux critères cruciaux. Le premier est que la gauche radicale se revendique internationaliste, alors que la droite radicale se positionne en tant que nationaliste. Le second critère est que la gauche radicale est opposée au libéralisme économique (elle ne croit pas que le marché puisse permettre d’atteindre l’optimum individuel et collectif) tandis que les formations populistes de droite qui souhaitent instaurer l’ordo-libéralisme restent profondément attachées à l’État-minimum, à la dérégulation et au marché.
Ainsi, lorsque Marine Le Pen ou Marion Maréchal disent qu’il faut libérer les entreprises des formalités administratives excessives et des charges qui pèsent sur leur bon fonctionnement et leur chiffre d’affaires, elles tiennent bel et bien un discours libéral orthodoxe. Cependant, elles y ajoutent le protectionnisme, qui effectivement, ne fait pas partie du logiciel libéral classique. Nous retrouvons cela dans la plupart des partis populistes actuels. Ces derniers essaient de se distinguer des droites de gouvernement sur la question des frontières, à la fois sur les mouvements des hommes, mais aussi sur les mouvements des capitaux et des marchandises.
Comment vont évoluer, selon vous, ces partis dits populistes à l’aube des élections européennes de mai 2019 ? S’agit-il seulement d’un mouvement éphémère ou d’une tendance plus structurelle de fond ?
Cela fait longtemps qu’il s’agit d’une tendance structurelle. En effet, les premiers succès électoraux de ces partis datent des années 1980. Le FN, désormais RN, a pour la première fois envoyé dix députés au Parlement européen en 1984. Premières élections lors desquelles il a dépassé la barre des 10%.
Je suis régulièrement interrogé sur les critères novateurs des manifestations de Chemnitz qui ont lieu en Allemagne depuis quelques semaines. Et je réponds : pas grand-chose ! En effet, déjà durant les premières années après la réunification de l’Allemagne, il y avait dans certaines parties du pays des attaques contre des foyers de demandeurs d’asile, et des homicides touchant des personnes qui étaient soit des immigrés, soit des réfugiés. Finalement, j’ai l’impression que nous redécouvrons le phénomène quasiment de jour en jour, ou à chaque fois qu’une élection vient nous le rappeler.
Mais le fait saillant est que cette famille des droites populistes et xénophobes s’est installée comme une composante structurelle de la vie politique dans la majorité des pays d’Europe occidentale depuis les années 1980, et quasiment depuis le passage à l’économie de marché et à la démocratie libérale pour les pays d’Europe de l’Est.
Il s’agit donc vraiment d’un phénomène inscrit dans la durée et qui va trouver dans les élections européennes le moyen, peut-être, de frapper un grand coup. En effet, nous allons être dans ces élections dans un combat binaire. Cela a d’ailleurs été posé ainsi par le président Macron, qui a dit : « Je veux incarner le camp des progressistes contre celui des populistes ». Marine Le Pen, de son côté, tout comme Mateo Salvini et Victor Orbán avant elle, a dit qu’elle allait relever le gant. Il y aurait donc, d’un côté, ceux qui veulent davantage d’Europe et d’intégration, et de l’autre, ceux qui veulent davantage de nation et d’identité. Les électeurs vont donc être amenés à se prononcer dans ce qui va être une sorte de referendum. Et les deux camps semblent favorables à ce que ce soit ainsi.
Les populistes réussiront-ils à gagner une majorité au Parlement européen ? J’en doute. Pourront-ils avoir une minorité de blocage ? C’est possible. Ce serait alors une crise majeure, sauf que nous y sommes déjà d’une certaine manière. Effectivement, deux pays de l’Union européenne (UE) ont vu se déclencher des procédures article 7 (la Pologne et désormais la Hongrie). De plus, un pays majeur, la Grande-Bretagne, a choisi de sortir de l’UE. Il y a par ailleurs, dans divers pays, des partis de cette famille politique au gouvernement, même s’ils n’ont pas toutes les manettes entre leurs mains.
Le constat provisoire est que de toute façon, ces partis politiques, même s’ils ne sont pas au pouvoir, notamment en France, ont tout de même durablement modifié le cours de la construction européenne. Lorsque nous faisons le bilan des trente années passées, incontestablement, les partis populistes de droite ont été des acteurs majeurs de cette crise de confiance dans le projet européen qui était en train de se manifester sous nos yeux.