13.12.2024
Les Objectifs de développement durable s’effacent derrière la gestion précipitée des migrations
Tribune
23 juillet 2018
La politique européenne de gestion des migrations penche de plus en plus vers des propositions extrêmes visant à ouvrir des centres d’accueil fermés ou à l’extérieur de l’Europe. Un consensus semble exister autour de la lutte contre des « causes profondes de la migration » et le Conseil européen, dans son accord du 28 juin, a souligné de nouveau le besoin d’une « transformation socio-économique substantielle du continent africain ». Mais, au lieu de se focaliser sur la mise en œuvre de l’Agenda 2030 pour le développement durable, dont le Forum politique de haut niveau qui s’est tenu à New York n’a guère fait la Une, l’acharnement sur une gestion rapide d’un phénomène structurel dévie des ressources cruciales de programmes de développement à long terme.
L’accord du Conseil européen sur la politique migratoire du 28 juin continue à susciter des discordes parmi les dirigeants européens et risque d’affaiblir davantage un réel partenariat pour le développement durable dans les pays d‘émigration. La dernière réunion « informelle » des ministres des Affaires intérieures, qui s’est tenue le 12 juillet en Autriche, a de nouveau montré que la mobilisation pour éviter que des migrants potentiels ne franchissent la frontière européenne est plus facile que la mise en œuvre des accords sur leur gestion collective. Les « centres contrôlés établis dans des États membres », inscrits en tant que première solution d’accueil sur le territoire européen dans l’accord du 28 juin, devraient permettre de séparer réfugiés et « migrants économiques » afin de partager les responsabilités à l’intérieur de l’Union européenne (UE). Établis sur la base du volontariat, ils ont toutefois du mal à trouver des candidats pour les accueillir. Tandis qu’Emmanuel Macron a écarté toute possibilité d’en ouvrir sur le territoire français, les yeux sont rivés sur les premiers pays de débarquement des migrants, notamment l’Italie et la Grèce.
Du côté allemand, la crise gouvernementale provoquée par les menaces du ministre de l’Intérieur Horst Seehofer de recourir à des reconductions unilatérales de migrants enregistrés dans un autre État membre de Schengen a creusé le gouffre au sein du gouvernement de coalition d’Angela Merkel. Fervent défenseur des centres de transit aux frontières allemandes, qui avaient été écartés par les sociaux-démocrates depuis 2015 et dont le caractère fermé est largement contesté en Allemagne, le ministre doit maintenant établir des accords de retour avec l’Italie et l’Autriche qui refusent toute reprise de migrants. Alors que Horst Seehofer a déjà réitéré ses menaces de refoulement sans concertation si des accords bilatéraux n’étaient pas trouvés, la réunion du 12 juillet à Vienne lui a permis d’afficher un consensus de principe avec ses alliés de l’extrême droite, en mettant l’accent sur la fermeture des frontières européennes.
Mettre un terme au « flux » et aux images choquantes sur le sol européen, afin qu’ils ne dérangent plus la prospérité tranquille du continent, s’inscrit en tant que solution privilégiée à travers l’accord trouvé par les 28 lors du Conseil européen en juin. La « crise migratoire » – laquelle, il convient de le rappeler, en Europe n’est aucunement fondé sur des données chiffrées, car l’immigration est à la baisse[i] – devrait donc de préférence se résoudre à l’extérieur du territoire européen. Sous couvert d’un partenariat avec l’Afrique et de la volonté affichée d’empêcher les naufrages, les efforts se concentrent sur le blocage de la route méditerranéenne. Les projets de développement mis en avant pour accompagner le renforcement de Frontex sont souvent conçus dans l’urgence et ne s’inscrivent guère dans les cadres de durabilité qu’il faudrait pour gérer les conflits et permettre une « transformation substantielle » des pays d’émigration.
Externaliser la gestion des migrants hors de l’Europe par des « plateformes de débarquement »
L’heure est aux « plateformes régionales de débarquement », concept encore flou de centres dans des pays tiers qui pourraient traiter des demandes d’asile bien avant l’arrivée de migrants sur le sol européen. Vienne n’hésite pas à afficher son rêve, soit que, sur le long terme, aucune demande ne puisse être faite sur le sol européen. Proposition contraire aux engagements européens et internationaux et sévèrement critiquée par le Commissaire européen à la Migration, la France et le Luxembourg, mais qui est désormais sur la table.
En réponse aux nombreux scandales sur les centres de détention, les récents cas d’esclavage en Libye ou encore de migrants expulsés vers le désert du Sahara, l’accord du Conseil européen du 28 juin prévoit que ces centres coopèrent étroitement avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Ceci tout en évitant de « créer un facteur d’appel », c’est-à-dire d’attirer davantage de déplacés et de migrants. L’Albanie et le Maroc, dont la position a été soutenue par plusieurs déclarations lors du Sommet de l’Union africaine en Mauritanie, ont condamné ce type de plateformes et déjà écarté toute possibilité de devenir des « brise-lames »[ii] pour des hommes et femmes désespérés en route vers l’Europe. À un moment où le budget du HCR reste largement insuffisant malgré la hausse drastique du nombre de réfugiés et déplacés ces dernières années, les Européens vont donc devoir mettre la main à la poche afin d’inciter davantage de gouvernements à coopérer[iii].
Plusieurs pays africains de transit ont déjà massivement investi dans le budget des forces armées au cours des dernières années, reléguant souvent les politiques sociales et de création d’emploi au second plan. Par exemple, le Niger, qui a signé plusieurs accords avec l’Union européenne au sujet de la question migratoire, a développé ses forces armées qui doivent surveiller les terres autrefois désertes du Sahara où se déroulent désormais différents types de trafic. Selon les données du FMI, les dépenses sécuritaires du pays ont doublé entre 2012 et 2015, s’élevant à environ 15% des dépenses du gouvernement et près de 6% du PIB. La baisse des franchissements n’a pourtant pas fait que des heureux parmi des populations locales confrontées à d’énormes défis sociaux. Faute d’alternatives économiques, l’argent des migrants en transit constitue souvent une bouffée d’air pour les modestes économies locales fournissant logement, nourriture et transport.
Le fonds fiduciaire de l’UE en quête de solutions rapides à des problèmes structurels
Autre mesure phare de l’accord du 28 juin : le fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique est renfloué avec 500 millions d’euros de la réserve du 11e FED[iv] et les États membres sont encouragés à l’approvisionner davantage.
Créé en 2015, le fonds fiduciaire met à disposition des financements d’urgence afin de lutter « contre les causes profondes de la migration irrégulière et du déplacement ». En renforçant la gestion des migrations et en créant les opportunités économiques susceptibles de retenir les personnes dans leurs communautés d’origine ou d’accueil, il se targue de prévenir des traversées périlleuses vers l’Europe par des routes illégales. Depuis 2016, il est accompagné par un nouveau cadre pour les partenariats de migration qui conditionne l’attribution de fonds européens aux dispositions d’accueil de migrants reconduits par les États bénéficiaires des fonds. Avec près de 4 milliards d’euros actuellement engagés à travers une large gamme de projets et de pays, le fonds fiduciaire est considéré comme un instrument plus flexible que les instruments traditionnels de l’Aide publique au développement (APD) dont il tire la majorité de ses ressources.
Pourtant, dans des zones où les déplacements forcés, suite à des crises et conflits, sont hautement concentrés et où les opportunités d’emplois formels et décents sont rares, des projets ad hoc ne semblent guère en mesure de relever les défis structurels existants.
D’autant plus que l’attribution des fonds ne se fait pas après un examen approfondi de la situation, mais surtout en fonction des objectifs de court terme d’endiguement des migrations. Plusieurs études montrent que les règles d’efficacité et de partenariat qui constituent le fondement des interventions européennes au niveau du développement sont souvent court-circuitées et deviennent des ressources du but ultime de lutte contre la pauvreté. Dépourvu des mécanismes traditionnels de cogestion UE/pays bénéficiaires, le fonds fiduciaire risque de largement restreindre l’appropriation par les pays des programmes de développement mis en œuvre sur leur territoire. Or, l’engagement des autorités et populations locales tout au long des programmes de développement est une condition indispensable à l’utilisation propice de fonds européens susceptibles de contribuer à des réelles transformations sociales et à l’émergence d’opportunités économiques dans la durée.
En 2016, la Cour des comptes européenne a confirmé ces défis et a regretté l’absence de respect des droits humains dans le cadre des politiques migratoires dans les pays tiers. Bien que des réflexions sur les nécessaires réformes du fonds soient en cours, l’UE continue à renforcer sa collaboration avec la Libye et les décaissements suite au sommet du 28 juin ne laissent plus aucun doute sur les priorités. Sous l’étiquette de la gestion des frontières et de la protection de migrants, des programmes à hauteur de 90,5 millions d’euros ont été approuvés par la Commission européenne. La large majorité (55 millions d’euros) ira à un programme mis en œuvre par le ministère de l’Intérieur italien – dirigé depuis juin par Matteo Salvini du parti d’extrême droite la Lega – et ses partenaires[vi] sur les côtes marocaines et tunisiennes. 29 millions d’euros sont attribués pour des programmes en Libye… Restent 6,5 millions d’euros disponibles pour travailler avec des organisations de la société civile dans l’appui des migrants vulnérables au Maroc.
Une transformation socio-économique impossible sans les bonnes politiques des deux côtés de la Méditerranée
Le vrai débat sur cette « transformation socioéconomique substantielle du continent africain », réitérée dans l’accord du Conseil européen du 28 juin et au cœur de l’Agenda 2063 de l’Union africaine et de l’Agenda 2030 pour le développement durable, s’efface pourtant derrière le dangereux amalgame entre migration, terrorisme et développement.
Entretemps, le Forum politique de haut niveau (FPHN), qui révise les progrès vers les objectifs de développement durable (ODD) adoptés par l’Agenda 2030 en 2015, s’est tenu à New York du 9 au 18 juillet. Représentants européens de haut niveau s’y sont faits rares et l’événement a bénéficié d’une couverture médiatique bien moindre que la crise de l’accueil des réfugiés en Europe. Sans grande surprise – et en dépit de la croissance économique remarquable de plusieurs pays africains depuis le début du siècle –, les progrès ne se font pour l’instant pas encore sentir à une échelle palpable. Une révision à mi-terme de l’agenda 2030 est prévue pour 2020. Entretemps, le rapport 2017 sur le développement durable en Afrique[vii] souligne que la persistance de la pauvreté, d’un faible accès aux services de base et d’inégalités alarmantes dans de nombreuses régions est surtout due au manque d’emplois décents et au cantonnement des économies africaines à l’échelle basse des chaînes de valeurs mondiales.
L’Agenda 2030, notamment à travers son objectif 17 qui se réfère aux questions systémiques comme la dette et le commerce mondial, détaille les causes structurelles qui devraient être traitées et le type de coopération qu’il faudrait mettre en place afin de permettre un développement endogène susceptible de réellement atteindre les ODD. Un réel suivi de ces feuilles de route pourrait constituer l’opportunité pour l’Europe et ses partenaires d’enfin aller au-delà de la résolution des causes profondes de la migration, et de s’attaquer ainsi aux causes profondes de la pauvreté, de la faim et des inégalités qui constituent le cœur du problème.
Au-delà de l’aide publique au développement, dont seulement une partie arrive sur le terrain et est utilisée de façon efficace pour générer des solutions locales, les dirigeants européens auraient nombre d’outils et de moyens pour réellement favoriser des politiques de développement qui diminuent les inégalités au lieu de les exacerber. Lutter contre l’optimisation et l’évasion fiscales d’entreprises européennes, favoriser un système commercial dans lequel les pays du continent ne sont pas limités à l’exportation de leurs ressources naturelles non transformées, prendre de réelles mesures contre le changement climatique dont les impacts risquent de doubler le nombre de réfugiés climatiques, revoir les accords de pêche UE-Afrique qui ont souvent des effets néfastes sur les revenus des pêcheurs locaux… La liste est longue et peut être poursuivie.
Si l’agenda politique continue d’être dominé par la volonté de trouver des solutions rapides qui, en réalité, exacerbent les difficiles conditions de vie pour des communautés déjà vulnérables et les hommes et femmes déplacées, les stratégies de gestion risquent à terme d’avoir un effet boomerang sur l’Europe.
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[i] L’accord du 28 juin souligne une diminution de 95% des franchissements illégaux détectés des frontières de l’UE par rapport à 2015. Selon l’OIM 63 800 migrants issus de pays de l’Afrique et du Moyen-Orient sont arrivés en Europe entre janvier et mi-juillet 2018 contre 390 432 personnes en 2016. Le HCR estime qu’un nombre record de 68.5 millions de personnes sont actuellement déplacés par la force. À 85% ils sont accueillis par des pays en développement.
[ii] Propos du Premier ministre albanais Edi Rama dans un entretien avec le tabloïd allemand BILD en juin 2018.
[iii] UNHCR, Global Focus/Financials, disponible sur : http://reporting.unhcr.org/financial#tabs-financial-budget (consulté le 18.07.18)
[iv] Le Fonds européen de développement (FED) est le principal instrument d’aide au développement de l’UE. Il existe à côté du budget de l’UE à travers des contributions volontaires des États membres. Le 11e FED, établi pour la période 2014-2020, dispose de 30,5 milliards d’euros.
[v] Par exemple : European Parliament, DG for External Policies, The Join Africa-EU strategy, 2017; Concord, Partnership or Conditionality? Monitoring the Migration Compacts and EU Trust Fund for Africa, 2018
[vi] Le Centre international pour le développement des politiques migratoires, une organisation internationale avec 17 pays membres créée par l’Autriche et la Suisse en 1993. L’Allemagne et la France n’en font pas partie.
[vii] UNECA, 2017 Africa Sustainable Development Report, 2017