20.11.2024
Élections législatives anticipées en Turquie : J – 33 jours
Interview
23 mai 2018
À la surprise générale, le président Recep Tayyip Erdoğan annonçait, le 18 avril, l’organisation d’élections présidentielles et législatives anticipées le 24 juin 2018, alors que le terme normal se situait à l’automne 2019. Le résultat de ces élections pourrait permettre la reconfiguration de l’échiquier politique turc.
Les causes de l’anticipation des élections
Plusieurs facteurs se conjuguent. Le premier d’entre eux réside dans l’impatience de Recep Tayyip Erdoğan à pouvoir faire appliquer le plus rapidement possible les pouvoirs qui sont dévolus au président de la République de Turquie depuis l’adoption des amendements de la Constitution lors du référendum du 16 avril 2017 et qui prendront effet à l’issue des scrutins de juin. Référendum dont les résultats, entachés par de forts soupçons de fraudes, avaient été vivement contestés par l’opposition. Cette réforme constitutionnelle permet l’instauration d’un régime présidentiel doté de pouvoirs très étendus, sans guère de contrôle : suppression du poste de Premier ministre, nomination des vice-présidents et des ministres uniquement responsables devant le président, large pouvoir de nomination des membres de la Cour constitutionnelle et du Conseil des magistrats et procureurs, etc. (voir notre édition du 13 avril 2017).
Ensuite, Recep Tayyip Erdoğan veut instrumentaliser la mystique nationaliste qui s’est emparée du pays lors de l’opération militaire « Rameau d’olivier », initiée le 20 janvier 2018, contre les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) dans le canton d’Afrin et qui s’est conclu par la prise de la ville, le 18 mars, par les forces armées turques et leurs supplétifs de l’Armée libre syrienne. Or, l’opération militaire terminée, cette vague nationaliste pouvait perdre de sa vigueur, d’autant que, contrairement aux rodomontades bravaches du président turc, les forces armées turques n’ont pas pu poursuivre leur offensive plus à l’Est, vers Manbij. La Russie et les États-Unis ont en effet assez clairement fait comprendre à Recep Tayyip Erdoğan qu’ils ne l’accepteraient pas.
La dégradation de la situation économique – dont les bons résultats ont constitué un atout électoral majeur pour le parti de Recep Tayyip Erdoğan depuis son accession au pouvoir en 2002 – qui traverse actuellement une zone de turbulences se manifestant par un déficit des comptes courants, une inflation préoccupante (près de 11 % en avril), une forte dépréciation de la monnaie par rapport au dollar (22 % en 2017, 10 % environ depuis janvier) et la persistance de la faiblesse des investissements directs étrangers. Ces paramètres conjugués risquent d’éroder la base sociale et électorale du pouvoir.
Enfin, l’évolution des rapports de forces politiques intérieurs, notamment l’affaiblissement de son allié, le Parti d’action nationaliste (MHP), n’allait pas dans un sens favorable aux intérêts de Recep Tayyip Erdoğan, d’où la nécessité de prendre de court les partis de l’opposition.
Les forces en présence
Il convient de distinguer l’élection présidentielle dans laquelle s’affrontent six candidats, et les élections législatives qui vont voir s’opposer deux blocs principaux avec, en outre, la présence d’un parti qui aura probablement un rôle charnière.
Six candidats présidentiels s’affrontent donc :
– Recep Tayyip Erdoğan, président sortant, dirigeant le Parti de la justice et du développement (AKP) qui, depuis plus de quinze ans, domine la vie politique, soutenu par le Parti d’action nationaliste incarnant pour sa part la droite nationaliste radicale ;
– Muharrem Ince pour le Parti républicain du peuple (CHP), kémaliste, principale formation d’opposition ;
– Meral Aksener, ancienne ministre de l’Intérieur, pour le Bon parti (IP), centre droit, issu d’une récente scission du parti de la droite nationaliste radicale ;
– Selahattin Demirtas pour le Parti démocratique des peuples (HDP), kurdiste, qui possède la particularité de mener sa campagne électorale… du fond de sa cellule de la prison d’Edirne ;
– Temel Karamollaoğlu pour le Parti de la félicité (SP), islamiste-démocrate ;
– Doğu Perinçek pour le Parti de la patrie (VP), kémalo-nationaliste.
Le principal enjeu est de savoir si le président sortant est capable d’être réélu dès le premier tour, comme lors de la précédente présidentielle en 2014. Avec la présence de cinq concurrents rien n’est moins sûr et un deuxième tour laisserait alors ouvertes toutes les possibilités, puisque quatre partis ont décidé d’appeler à voter pour le candidat de l’opposition qui aurait atteint le meilleur score face à M. Erdoğan au premier tour.
Les élections législatives, pour leur part opposeront deux coalitions clairement délimitées, ce qui constitue une nouveauté en Turquie, puisque les listes communes étaient jusqu’alors interdites. Chacune d’entre elles possède un potentiel de 40-45 % des voix. Désormais, les résultats des partis qui se déclarent en alliance sont cumulables et permettent ainsi aux plus petits de franchir le seuil des 10 %[1]. Cette possibilité, dont le but initial était de sauver le Parti d’action nationaliste en perte de vitesse, peut se retourner en son contraire puisque les partis d’opposition vont eux aussi l’utiliser.
La première coalition est celle constituée par le Parti de la justice et du développement et le Parti d’action nationaliste. Cette coalition qui incarne ce que l’on appelle la synthèse turco-islamique, doit apporter un surplus de voix à l’AKP tout en contribuant à sauver le parti de la droite radicale en déclin. Son centre de gravité politique est très marqué à droite, véhiculant un nationalisme agressif et un tropisme anti-kurde affirmé.
La deuxième coalition est composée de quatre partis – le Parti républicain du peuple, le Bon parti, et deux d’influence réduite, le Parti de la félicité et le Parti démocrate – qui n’ont pu, ou voulu, s’unir pour le scrutin présidentiel. Attelage électoral hétéroclite, c’est une plate-forme principalement mue par la volonté de faire barrage à R. T. Erdoğan et dont le véritable point de convergence est de tout mettre en œuvre pour empêcher le Parti de la justice et du développement d’atteindre la majorité parlementaire. Il est regrettable qu’à cause des vifs blocages anti kurdes qui traversent cette coalition, le Parti démocratique des peuples n’y ait pas été associé.
Ce dernier sera un parti charnière. S’il parvient à dépasser le seuil national des 10 %, il s’assurera une véritable représentation parlementaire et pourra continuer à agir pour la défense des droits démocratiques. À ce stade, il est crédité d’un score situé entre 10 et 15 %. A contrario, s’il reste en deçà des 10 %, la « prime » ira principalement au parti arrivé en tête. Dans cette hypothèse, l’AKP, deuxième parti dans les régions kurdes, raflerait la mise et amplifierait mécaniquement le nombre de ses députés.
La campagne électorale et ses enjeux
Ils sont évidemment déterminants pour l’avenir de la Turquie. Un coup d’arrêt à la stratégie liberticide du président sortant est-il envisageable ? Au-delà de la personnalité de Recep Tayyip Erdoğan, c’est bien la question de la nature du régime qui est en jeu. Régime présidentialiste versus rétablissement d’un régime parlementaire qui respecte la séparation des pouvoirs, les droits de l’opposition, etc., en un mot l’État de droit.
Rien n’est évidemment joué – ce qui au passage indique que, contrairement à ce que l’on peut parfois entendre ou lire, la Turquie n’est pas un pays fasciste – et la campagne qui se déroule est extrêmement polarisée. Les promesses, souvent démagogiques, des uns et des autres n’ont guère de limites et, dans cet exercice, Recep Tayyip Erdoğan se surpasse. À l’entendre, on a la singulière impression qu’il concourt au pouvoir pour la première fois…
Les conditions d’une compétition électorale, tant est que faire se peut, apaisée ne sont néanmoins pas réunis :
– le parti au pouvoir n’hésite pas à massivement utiliser les moyens de l’État pour sa campagne ;
– les temps de parole sont très injustement répartis. Ainsi, selon un membre d’opposition du Haut conseil de l’audiovisuel de Turquie, la télévision nationale aurait, à la mi-mai, consacré plus de 37 heures de parole au candidat Erdoğan, contre trois heures pour celui du Parti républicain du peuple, neuf minutes pour celle du Bon parti et aucun pour les autres partis ;
– les injures, les menaces, la diabolisation contre les adversaires sont malheureusement quotidiennes ;
– le Parti démocratique des peuples, outre son candidat à la présidentielle, Selahattin Demirtas, a plusieurs milliers de ses membres emprisonnés ;
– les médias aux mains du pouvoir sont nettement majoritaires. Pour mémoire, plus de 150 journalistes sont emprisonnés et environ 150 médias ont été fermés depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016 ;
– enfin, la frénésie des arrestations contre des citoyens accusés d’être des complices du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou de la communauté de Fethullah Gülen se poursuit inlassablement.
On le voit, les enjeux de ces scrutins sont considérables. Soit Recep Tayyip Erdoğan est réélu et son parti, allié à la droite nationaliste radicale, reste majoritaire et les évolutions préoccupantes de la vie politique turque vont en s’amplifiant dans le sens d’une démocratie illibérale ; soit l’actuelle opposition réussit à les battre et le rétablissement d’une démocratie parlementaire serait alors envisageable, mais, au vu des profondes divergences qui existent entre les partis qui la constituent, une période d’instabilité politique risquerait de s’ouvrir.
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[1] Le système électoral turc comporte une disposition notoirement anti démocratique puisqu’il impose à tout parti se présentant aux élections législatives d’atteindre au moins 10 % des suffrages exprimés au niveau national pour accéder à la représentation parlementaire.