20.11.2024
Opération « Rameau d’olivier » : un embrasement prémédité ?
Interview
24 janvier 2018
Avec le lancement de l’opération « Rameau d’olivier » dite « de sécurisation », le président turc Recep Tayyip Erdogan a mis à exécution les menaces qu’il réitérait depuis de nombreux mois. La montée en puissance d’une entité kurde à la frontière turco-syrienne à la faveur des victoires militaires contre Daech constituait pour la Turquie un casus belli. Marginalisées diplomatiquement dans la région, les puissances occidentales n’ont pu enrayer cette marche à la guerre alors même que les milices kurdes de Syrie ont constitué leur fer de lance militaire dans la région. Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS
Recep Tayyip Erdogan a mis sa menace à exécution avec le lancement d’une offensive à la frontière turco-syrienne. Comment comprendre l’intervention turque ? Celle-ci ne vient-elle pas rajouter du chaos dans une situation déjà passablement complexe ?
Depuis maintenant de nombreux mois, les autorités turques affirment leur forte préoccupation quant aux avancées des Forces démocratiques syriennes (FDS). Celles-ci sont structurées par les milices liées au Parti de l’Union démocratique (PYD), dont les Unités de protection du peuple (YPG) constituent la branche armée. La cause des multiples avertissements turcs réside dans le fait qu’Ankara considère que le PYD et les YPG sont la franchise syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Le PKK est en guerre contre l’État turc depuis 1984, conflit dont on peut évaluer qu’il a fait près de 50 000 victimes au total. Cette organisation est qualifiée de terroriste par Ankara ainsi que par la plupart des puissances occidentales, dont l’Union européenne, la France et les États-Unis. Pour les autorités turques, les zones passées sous le contrôle du PYD, dans le nord de la Syrie, constituent « une entité terroriste » située à leur frontière. Il y a donc la perception d’une menace existentielle par le fait même de l’existence de cette entité de facto autonome au nord de la Syrie. À cela s’ajoute, facteur aggravant pour la Turquie, le fait que ces milices ont été entraînées et approvisionnées en armes et en argent par les États-Unis.
Cependant, les événements se sont accélérés, il y a de cela une dizaine de jours, lorsque Washington a publiquement déclaré sa décision de créer une « armée », une force de sécurisation, composée d’environ 30 000 hommes qui serait dans le nord de la Syrie sur une partie des 920 kilomètres de la frontière turco-syrienne. Or, cette force serait structurée autour des Forces démocratiques syriennes et donc du PYD. Depuis l’annonce de cette décision, on assiste à une escalade progressive des tensions, avec en point d’orgue, la mise en œuvre de l’opération « Rameau d’olivier » le 20 janvier.
Dans cette offensive, la marge de négociations avec R. T. Erdogan est extrêmement faible, car la Turquie considère, à tort ou à raison, que cette « entité terroriste » constitue un problème existentiel. Elle craint que la cristallisation de cette « entité terroriste » puisse influer sur les aspirations des Kurdes de Turquie liées au PKK. La marge de manœuvre des réponses de Washington et Moscou est limitée, car ni les Russes ni les Américains, qui avaient été prévenus par le gouvernement turc du déclenchement de l’opération, n’ont été en situation de l’empêcher.
La situation est donc très préoccupante. Alors que la situation en Syrie – sans ignorer bien sûr les combats actuels dans la région d’Idlib, ou les faubourgs de Damas de la Ghouta orientale – tendait à voir décroître les opérations militaires, la dynamique engendrée par l’offensive turque est source d’une potentielle résurgence du chaos dans le nord du pays.
Comment expliquer la faiblesse des réactions de la part des États-Unis, de la France et de la Russie ? Que retenir de la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU de ce début de semaine ?
Cette faiblesse s’explique avant tout par la détermination sans failles des autorités turques à mener à bien cette opération. James Mattis, le ministre américain de la Défense, a d’ailleurs publiquement reconnu avoir été mis au courant de la décision turque, mais les États-Unis se trouvent actuellement, pour de multiples raisons, dans une situation de tensions extrêmes avec Ankara et ne sont donc guère en situation de pouvoir peser sur cette dernière.
Moscou, a contrario, entretient des relations normalisées avec Erdogan depuis maintenant un an et demi. Les deux pays coopérèrent étroitement pour tenter de mettre en œuvre une solution politique au conflit syrien, notamment à travers les rencontres d’Astana et de Sotchi. Pour autant, ils sont en profond désaccord sur l’attitude à adopter envers les forces kurdes de Syrie organisées par le PYD. Les Russes considéraient déjà à l’époque soviétique que les dossiers kurdes – car ne se déclinant pas de manière identique en Turquie, Syrie, Irak ou Iran – pouvaient constituer un instrument au service du déploiement de leurs intérêts dans la région. Rappelons que le PYD a ouvert un bureau de représentation à Moscou en février 2016 et que Moscou souhaite aujourd’hui inclure ce parti dans les pourparlers de Sotchi, au grand dam des dirigeants turcs.
Concernant la tenue d’une réunion à huis clos du Conseil de sécurité de l’ONU, à la demande de la France lundi 22 janvier, elle a été sans aucun effet sur Ankara. La demande aux autorités turques de faire preuve de retenue, comme l’ont d’ailleurs déjà fait les Russes et les Américains depuis le début des opérations, relève plus d’un vœu pieux que d’une réelle capacité à infléchir la résolution d’Ankara.
À cela s’ajoutent, il est important d’en prendre la mesure, les divergences bien connues entre les membres du Conseil de sécurité sur la Syrie. Les Russes qui possèdent incontestablement les meilleurs atouts diplomatiques, politiques et militaires sur le terrain ne feront, à ce stade, aucune concession aux Américains, totalement démonétisés sur ce dossier. En ce sens, on peut considérer, qu’au moins tacitement, les Russes ont fourni leur aval à l’opération « Rameau d’olivier ».
Quels sont les objectifs de la force de sécurisation de 30.000 hommes voulue et soutenue par les États-Unis en Syrie, mais à laquelle s’oppose la Turquie ?
Cette force de sécurisation – qui a été l’étincelle des combats en cours comme évoqué précédemment – a pour principale fonction de renforcer la puissance du PYD et de ses milices. Les États-Unis, considérablement affaiblis par leur succession d’erreurs en Syrie depuis 2011, ont certainement cherché à se doter d’un point d’appui solide pour tenter de reprendre pied dans des négociations qui, il est vrai, ont actuellement quelques difficultés à se décanter. Au vu de l’instabilité qui persiste en Syrie, les Américains considèrent que s’appuyer sur le PYD, dont ils sont actuellement proches, constitue un moyen de peser dans les discussions.
Mais les Kurdes du PYD doivent pour leur part être conscients qu’ils peuvent être lâchés à tout moment par Washington. L’histoire des Kurdes de Turquie, de Syrie, d’Irak ou d’Iran est une longue succession de trahisons. Il est de bon ton, pour une partie des puissances occidentales, de les soutenir dans leur combat, présenté comme émancipateur, jusqu’au jour où cela ne sert plus leurs intérêts…
C’est un objectif parfaitement assumé par les Américains d’instrumentaliser des forces qu’ils contrôlent militairement et qui, avec le concours du PYD et du YPG, ont permis les défaites militaires de Daech. Pour autant, cela ne vaut pas soutien définitif et l’on peut considérer que d’un point de vue stratégique Ankara restera plus important que Kameshli aux yeux de Washington.