20.11.2024
Des céréales russes au goût géopolitique
Interview
17 janvier 2018
Quelle place occupent les céréales au sein des enjeux géopolitiques et économiques de la force agricole russe, et plus particulièrement le blé ?
Ces terres russes ont toujours été des greniers pour le monde. La Russie dispose d’environ 33 millions d’hectares de terres noires, soit près de 15% de sa superficie agricole totale. En dépit d’un climat défavorable et d’un manque d’eau réel, la Russie peut donc compter sur ses sols remarquablement fertiles pour développer son agriculture et sa production céréalière. Les ressources en hydrocarbure tout comme les denrées agricoles vont ainsi participer au redressement du pays. Secouée par la crise financière internationale à partir de 2009, l’économie russe est sévèrement touchée depuis 2014 par la chute brutale du prix du pétrole et du gaz. En effet, même si le cours des céréales s’est lui aussi affaissé depuis quelques années, il n’en demeure pas moins que le potentiel agricole russe s’exprime pleinement. Entre 2000 et 2017, le pays aura produit environ 1580 millions de tonnes (Mt) de céréales, avec un record historique battu en 2017 avec 130 Mt, un chiffre ainsi supérieur à celui de la récolte de 1978 (127 Mt). Parmi ces céréales, le blé figure comme l’élément clef d’une nation russe qui s’est toujours mobilisée pour cette denrée agricole stratégique pour la sécurité alimentaire tant nationale que mondiale. Il est récolté à hauteur de 60 à 70 Mt désormais, bien devant les autres productions céréalières que sont l’orge (15 à 20 Mt) et le maïs (15Mt). La Russie est redevenue la première puissance exportatrice de blé, détrônant dans ce classement le rival américain, qui en était le leader depuis les années 1930.
Pourquoi les efforts de la Russie dans le développement de son agriculture nationale ont-ils renforcé la compétition entre les grands greniers de la planète ?
Aux sanctions commerciales de Washington et de Bruxelles mises en place pour condamner la politique de la Russie en Crimée, le Président Vladimir Poutine riposte par un embargo à l’encontre des produits agricoles et alimentaires en provenance des États-Unis et de l’Union européenne, mais également de l’Australie et du Canada. Ce dispositif, toujours en vigueur, s’est depuis traduit par deux conséquences. Tout d’abord, la fermeture du marché russe a perturbé les performances agricoles européennes et intensifié les concurrences intra-communautaires tout en provoquant l’approfondissement de relations agro-commerciales avec d’autres pays de la planète dont les exportations vers la Russie se sont renforcées (Turquie, Chine, Brésil, Maroc, Argentine). Ensuite, l’embargo a impacté le secteur agricole russe, avec des filières comme le lait et les viandes où les productions se sont nettement amplifiées, au grand dam de pays européens, comme la France, autrefois fournisseurs nets de ces aliments pour les populations russes. Si les grains de Russie prennent essentiellement les routes pour la Turquie, l’Iran, la Syrie et surtout l’Égypte, ils se sont frayés un chemin de plus en plus large au Maghreb et tentent de rejoindre davantage les destinations africaines qui demain représenteront des marchés encore plus importants. Nul doute que si les opérateurs russes accentuent les manœuvres dans ces zones convoitées, la compétition se renforcera entre grands greniers du globe.
Quels sont les ressorts qui expliquent le succès du blé russe vers les marchés orientaux et africains ?
Sur la période 2000-2017, la Russie aura placé 350 Mt de céréales sur les marchés internationaux, représentant des ventes de 75 milliards USD environ. Moscou s’est évidemment tourné vers ces marchés pour imprimer son retour au premier au sein du commerce mondial de grains. Plus récemment, après avoir réussi à placer des quantités de blé dans les pays du Maghreb, notamment au Maroc, la Russie s’est activée sur le continent africain où les besoins augmentent. Avec des caractéristiques techniques correspondant bien aux besoins et aux attentes des cahiers des charges de chaque marché national, la Russie s’avère capable de vendre beaucoup de céréales avec une pluralité de qualités. C’est bien cette double performance productive qui nourrit le développement commercial entre la Russie et de nombreux États de la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO). Il convient d’ajouter à cela une diplomatie céréalière savamment orchestrée par Moscou. L’exemple emblématique provient des rencontres avec les autorités de l’Égypte, première nation importatrice de blé au monde (plus de 10 Mt en moyenne par an). Alors que les États-Unis avaient dominé ce marché pendant de longues années, au point que l’expression d’arme alimentaire fut souvent employée pour caractériser le robinet céréalier entre Washington et Le Caire, c’est la Russie qui assure en moyenne 60 à 80% des approvisionnements de l’Égypte depuis le milieu de la décennie 2000. Cette priorité donnée à ce secteur dans la coopération bilatérale se traduit par une plus forte robustesse du commerce céréalier réalisé par des opérateurs publics et privés, auquel s’ajoute des investissements russes en Égypte pour y construire des silos de stockage ou développer des infrastructures portuaires. Ce qui vaut au niveau présidentiel vaut bien entendu aux étages inférieurs, mais tout aussi stratégiques. Dernier exemple en date, la tournée au Maghreb du Premier ministre Dimitri Medvedev, lui-même grand défenseur d’une approche géopolitique avec l’agriculture de son pays. À l’automne 2017, à Alger comme à Rabat, les questions céréalières s’associaient à celles de défense et d’armement au menu des discussions. Moscou cherche très clairement à s’implanter durablement dans ces marchés marocains, algériens et tunisiens, traditionnellement plus connectés à l’Europe, à la France ou aux États-Unis. Son offre quantité-qualité-prix présente une compétitivité redoutable pour ces puissances céréalières « occidentales ». Depuis 2015, l’intensification des relations céréalières entre la Russie et le Maghreb est notable. Et les premiers signaux se font ressentir d’une conquête à venir de marchés africains céréaliers, aujourd’hui encore peu orientés vers les origines russes.