ANALYSES

Les tueries de masse aux États-Unis, une violence de genre

Tribune
8 novembre 2017


Le 5 novembre 2017, Devin P. Kelley a abattu 26 personnes, dont plusieurs enfants, rassemblés pour l’office dans une église de Sutherland Springs, au Texas, avant de se suicider. Un massacre dont ce petit village gardera longtemps le traumatisme et qui n’aura vraisemblablement pas d’incidence sur la liberté du port d’armes aux Etats-Unis, le président Trump ayant déclaré que Kelley était « mentalement dérangé ». On rappelle au passage que Trump a, en février dernier, signé une loi revenant sur la limitation, par l’administration Obama, du port d’armes chez les personnes souffrant de troubles psychologiques établis par les autorités médicales.

Kelley souffrait-il de ce type de troubles ? Était-il psychotique ? On ne dispose d’aucun élément à ce stade. Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’il entre dans la catégorie de la « masculinité toxique ». Celle-ci prône la domination et le contrôle d’autrui, en particulier des femmes. Kelley, un Blanc « caucasien » de 26 ans, avait été il y a quelques années renvoyé de l’armée et condamné à un an de prison, en raison de violences aggravées envers son épouse et l’enfant de celle-ci. Quelques mois plus tard, il avait été accusé de cruauté envers des animaux – un chien, notamment, lui a été retiré après qu’il l’eut frappé à plusieurs reprises avec une extrême violence. Selon les autorités locales, un « différend familial », selon l’expression euphémisée consacrée, se serait produit dans l’entourage de Kelley quelques temps avant qu’il ne commette son assassinat à Sutherland Springs.

Dans un accès de naïveté (ou de cynisme ?), le gouverneur républicain du Texas, Greg Abbott, a déclaré à CNN : « D’après ce que nous savons, [Kelley] n’était pas supposé avoir accès à une arme à feu, alors comment est-ce arrivé ? » Il semble que l’armée ait omis, négligé ou failli de reporter au FBI l’information sur son exclusion et les raisons de celle-ci, qui aurait conduit à l’interdiction, pour lui, d’acheter légalement des armes. Mais cela ne l’aurait pas empêché de s’en procurer sur le marché de l’occasion, très florissant et incontrôlable dans le pays.

Depuis janvier 2017, aux États-Unis, selon le site Gun Violence Archive qui recense depuis 2014 le nombre d’incidents liés aux armes à feu, 13000 personnes sont déjà mortes, et 27000 ont été blessées par arme à feu, et plus de 300 fusillades de masse – au moins 4 personnes tuées – ont déjà été recensées, soit une par jour. Les hommes sont trois fois plus nombreux que les femmes à posséder une arme à feu, d’après une étude du Pew Research Center de 2017. Un petit quart de la population étasunienne possède les presque 300 millions d’armes à feu en circulation, dont 3% en détient plus de la moitié, selon une étude réalisée par des chercheurs de Harvard et relatée par le Guardian l’an passé.

Or, posséder une arme au domicile multiplie par cinq le risque d’homicide du partenaire de vie, et par 20 lorsqu’il existe un passé de violence domestique, estime la National Coalition Against Domestic Violence. Pour l’agence gouvernementale Centers for Disease Control and Prevention, l’homicide est la cinquième cause de mortalité chez les femmes entre 18 et 44 ans, et plus de la moitié de ces meurtres ont été commis par des hommes qu’elles connaissaient. Aux États-Unis, les femmes ont 16 fois plus de risques d’être tuées par balles que dans les autres pays développés. Les hommes en pâtissent aussi puisqu’ils constituent par ailleurs 80 % des suicides par arme à feu.

De plus, selon Everytown for Gun Safety, une association luttant contre le libre port d’armes, plus de la moitié des tueries de masse aux États-Unis impliquent la mort du partenaire de vie ou d’un autre membre de la famille. Comme le remarquent plusieurs organes de la presse américaine, les tueurs de masse ont, à l’instar de Kelley, très souvent un passé de violence domestique, autrement dit contre des femmes et/ou des enfants. Ce n’est donc pas un problème de vie privée, mais un problème politique.

Les études de genre s’avèrent, une fois de plus, un outil précieux pour saisir le réel et fournir des données pour agir sur ce dernier. Depuis de nombreuses années, le sociologue Michael Kimmel travaille sur les tueurs de masse aux États-Unis. Il a montré, d’une part, qu’il s’agissait quasiment toujours d’hommes, et que, d’autre part, ces derniers avaient un passé intime ou familial problématique dans le sens où ils ont éprouvé un décalage, dans leur vie personnelle, avec les normes de la masculinité hégémonique – les auteurs de massacres dans les écoles, par exemple, ont très souvent subi, de la part de leurs camarades de classe, des moqueries ou du harcèlement sur leur virilité prétendument défaillante – ou l’effritement de ces normes du fait des progrès de l’égalité femmes-hommes.

La fin des privilèges dévolus aux hommes blancs, qui n’ont plus « le vent dans le dos », selon l’expression de Kimmel, est à beaucoup d’entre eux insupportable. Le sociologue relate le cas, emblématique, de George Sodini, 48 ans, qui a abattu cinq femmes dans son club de gym en 2009. Dans son journal en ligne, il avait écrit : « Je m’habille bien, je suis rasé de frais, je mets de l’eau de Cologne, et pourtant 30 millions de femmes me rejettent ». Sodini, explique Kimmel, avait de très nombreux fans masculinistes sur Internet qui le voyaient comme un héros.

Les armes et la violence, contre eux-mêmes ou contre les autres, sont alors un recours contre l’angoisse éprouvée par certains hommes. « Non seulement la masculinité traditionnelle détourne les hommes de demander de l’aide lorsqu’ils en ont besoin, mais la violence leur est inculquée comme une meilleure alternative », explique Kimmel. En cas de dépression, de stress ou de problème d’addiction, ils se tournent moins que les femmes vers le corps médical ou les associations. Ils veulent garder le contrôle, le pouvoir sur eux-mêmes et surtout sur les autres.

La masculinité toxique est un enjeu de politique publique, comme l’ont récemment montré les affaires Weinstein, Halperin, Wieseltier et Ramadan. Dès lors, pourquoi ne pas renforcer, aux États-Unis, l’interdiction d’accès aux armes pour les auteurs de violences sexuées ? Pourquoi ne pas faire des violences domestiques une grande cause nationale ? Cela n’est pas, et ne sera jamais, sur l’agenda du Président Trump, arrivé au pouvoir il y a tout juste un an, qui demeure adoubé par les masculinistes étasuniens.
Sur la même thématique